« De la nature des dieux » de Antonio Lobo Antunes.

Antonio Lobo Antunes

-Mon père

sans continuer sa phrase, caressant plus rapidement le petit chien, et moi de me demander mais pourquoi est-ce qu’elle me raconte sa vie bon Dieu de bois, pourquoi elle ne reçoit la visite de personne même pas de ses enfants, pourquoi parle-t-elle à une caissière de librairie sans la moindre importance, qui vit seule, avec son fils encore petit, dans un fatras d’immeubles, avec des étendoirs bon marché et les ampoules de l’entrée cassées, au milieu d’une pente envahie d’agaves, d’arbres sans nom et d’arbustes arrivés là par hasard, une caissière de librairie, se brisant les reins avec des cartons de dictionnaires, d’encyclopédies, de romans, que Madame ne se donnait pas la peine d’ouvrir, que le domestique en veste blanche ne se donnait pas la peine de ranger et qui s’entassaient dans les coins, quelle opinion peut-elle avoir de moi à moins qu’elle veuille seulement qu’une inconnue l’écoute, n’importe quelle inconnue sans commentaires ni question, assise à la regarder,

Dans un imposant palais de Cascais, Madame accueille Fatima, la narratrice, une caissière de librairie venue lui livrer des caisses de livres. Jour après jour, elle lui confie son histoire, sa relation avec son mari, sa solitude, et surtout lui dévoile à chaque fois un peu plus du personnage tutélaire et terrifiant qu’était son père. Aux alentours de la librairie rode un sans-abri. Ainsi débute ce roman d’Antonio Lobo Antunes. Mais très vite, à la voix de cette première narratrice, viennent s’en greffer d’autres ; un domestique, l’adjoint du père, le père lui-même, Madame, etc… chacune venant enrichir de son ressenti la façon dont les choses sont organisées par le lecteur. Celui-ci est une berge et chaque narrateur une nouvelle couche de limon.

on transporte une foule avec soi

Peu à peu, « impression » après « impression », maille après maille, se tisse alors un récit d’où émergent l’image de ce père, bien plus complexe qu’au premier regard jeté sur lui, du Portugal du vingtième siècle et d’une nature humaine qui n’est bien entendu pas sans rappeler celle des dieux – laquelle émane de laquelle?. Donnant une voix à la foule que chacun transporte en soi, Antonio Lobo Antunes parvient, dans cette succession polyphonique, à déposer dans le lecteur même les clés de leur écoute. Et celui-ci de devenir le réceptacle d’une histoire non de terreur, ni de solitude, mais d’amour.

s’il y a bien une chose dont vous pouvez être sûrs c’est que ceci est un roman d’amour 

On entend très souvent dire que Antonio Lobo Antunes serait un écrivain « complexe ». Sous-entendu, qu’il serait « compliqué à lire »… Les moyens du génial portugais sont certes complexes car destinés à rendre compte de la complexité du monde. Ses moyens sont « sophistiqués ». Mais, destinés à complexifier le monde, ils n’ont ni pour but conscient, ni pour conséquence involontaire, d’en restreindre l’accès au « lecteur lambda » – le lecteur lambda, ce mystère! – de lui en limiter l’accès. Ce sont ses moyens qui sont complexes, non la mise en oeuvre de ceux intellectuels du lecteur pour y atteindre. Au contraire même, en développant mieux des outils remarquables pour attester de la complexité du réel, Antonio Lobo Antunes permet au lecteur de l’aborder plus facilement que jamais. Répétons le : il suffit de « lire » Antunes – « lire » dans son acception la plus mécaniste – pour le comprendre!

à force d’utiliser les mots on en modifie le sens et je suis juste en train d’essayer de leur redonner leur sens d’avant la modification.

S’il accepte alors le voyage, voguant d’une strate l’autre, le lecteur saisira par delà les « recettes » d’une écriture, par delà sa mise en forme caractéristique et ses obsessions, et en goûtant les particularités – entre autres formelles, car la forme du portugais ne se limite pas à la répétition d’un procédé – de chaque roman, l’une des entreprises de dire le réel les plus complètes, les plus évidentes (puisqu’on vous le dit!) et les plus radicales qui ait jamais été.

le sans-abri sur qui je bute depuis le début de ce livre, à Cascais, à Lisbonne, à l’hôtel, au bureau, débarqué de je ne sais où et se dirigeant allez savoir vers quoi, que fait-il dans mes pages, toujours à prendre des trains qui ne partent pas autrement dit ceux qui voyagent le plus, et malgré tout s’en retournant sur le seuil de la librairie retrouver son duvet et sa banane, m’observant moi qui écris et ne fais partie d’aucun chapitre

Antonio Lobo Antunes, De la nature des dieux, 2016, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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(1 commentaire)

    • jlv.livres on 27 octobre 2017 at 18 h 04 min
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    « De la Nature des Dieux » de Antonio Lobo Antunes (16, Christian Bourgois, 524 p.) traduit par Dominique Nedellec. La petite musique du grand Lobo Antunes revient, serait-ce sous forme de grande musique ?, avec ce titre emprunté à Cicéron (« De Natura Deorum »). J’ai été de suite emballé par ses premiers livres alors qu’il était de retour d’un Angola en guerre (« Mémoire d’Eléphant », « Le Cul de Juda », et retrouvait un Portugal (et ses proches) sous la coupe d’un Salazar encore tout puissant, mais proche d’être renversé (« Explication des Oiseaux », « Fado Alexandrino », et « Le Retour des Caravelles »). Petite musique qui revient dans sa désillusion, un peu plus tard (« Traité des Passions de l’âme », « La Mort de Carlos Gardel »). C’est à cette époque que je l’avais écouté et rencontré lors d’une soirée littéraire ( ??) où deux personnes sur une trentaine l’avaient lu…. Et de toute façon, il était déjà deux livres plus loin (traduction et écriture obligent).
    Et puis, il y eut sa maladie (« Au Bord des Fleuves qui vont ») et ce nouveau livre, son 26ème, « De la Nature des Dieux » (« Da natura dos deuses ») en 4 parties et 37 chapitres au total.
    Les solistes et les choristes. Il y a d’abord Monsieur (le père de Madame). Il possède tout, « des banques, des sociétés, des ministres », accessoirement des mines de wolfram en Afrique (on dit plutôt tungstène). On retrouve la statue du père, qui déjà parcourait les autres livres (« La Nébuleuse de l’Insomnie ») et lutinait les domestiques (mais en gardant son chapeau, question de garder son grade de noblesse). C’est bien entendu lui, le dieu de ce grand cirque. Il y a aussi cette grande maison de Cascais, près de Lisbonne. La plage du Guincho n’est pas loin, cachée derrière les grands arbres qui étouffent tous les bruits.
    Le double de Monsieur, un président ascétique, bigot de naissance (serait-ce un sosie de Salazar ?). « Je l’ai vu une fois entre deux portes, les pieds dans une chaufferette et une couverture sur les genoux ». Il n’apparait que plus tard, mais est ce bien nécessaire ?
    Puis Madame, vieille dame, fille de Monsieur, qui se souvient du temps passé, des réceptions avec « le roi d’Italie, le roi de Roumanie, le duc anglais et l’ambassadeur d’Allemagne ». Les splendeurs du temps des colonies sont bien loin. J’ai peur que la splendeur de Madame le soit aussi.
    Un sans-abri qui prend ses douches sur la plage, replie son duvet et change parfois de pull-over. Il a même trouvé abri dans une voiture abandonnée. Il traverse le livre, sans jamais intervenir. Qui est-il ? Un double de l’auteur ou une figure christique ? « Si ça se trouve, c’est un ange ».
    Les différentes voix, Fátima ; M. Monteiro l’associé de Monsieur ; la secrétaire blonde ; Marçal serviteur humilié ; le domestique en veste blanche ; le Capverdien ; la petite chanteuse de fado du dernier chapitre Ce ne sont que des clowns (dixit Monsieur).
    Fátima, la libraire, ouvre le premier chapitre. Elle livre des livres à Madame, qui restent dans leurs emballages. Madame ne les lira jamais, ressassant sa gloire disparue.
    Elle s’épanche volontiers auprès de Fátima, sans que cette dernière puisse lui répondre (gardons les distances). Puis ce sera M. Monteiro et l’associé de Monsieur, la secrétaire (forcément blonde) et Marçal, le serviteur (servileur). Au troisième chapitre c’est le grand air de Monsieur, avant d’entendre la petite chanteuse. Sincère, elle.
    Alors, pourrait-on dire, qu’en est-il de cette œuvre de Lobo Antunes. Après l’hôpital, qu’avait-il encore à dire que nous n’ayons pas totalement compris ou intégré ? Il y a bien l’ordre du monde, ordre quasi inamovible (Monsieur, le président, les affaires, le capitalisme au sens de domination du monde). Chose que l’on retrouve dans toutes ses œuvres, une fois revenu au Portugal. Une sorte d’ordre aristotélicien du vieux monde, avec des dieux et des clowns.
    Et qu’y a-t-il en opposition ? Il était psy à l’origine. On pense de suite à Shakespeare « Tis the time’s plague when madmen lead the blind » (Epoque terrible où les fous guident les aveugles). Qui guide qui ? Et la question immédiatement après, Où cela nous conduit-il ? Question de continuité, de transmission (du pouvoir, de la continuité de cet ordre établi). On sait Lobo Antunes vieillissant, malade, donc il commence à se poser des questions sur l’après. « Pour quelle raisons, acceptons-nous d’être des clowns ? ». Il convient aussi de replacer ce texte dans le contexte historique du Portugal. Il y a bien sûr la période « post-colonialiste » (perte de l’Angola, et donc des richesses exploitées sur le dos des populations locales – les mines de wolfram déjà citées). C’est donc tout un système (politique, social, financier) qui s’écroule. Et naturellement ce ne sont pas les puissants qui en pâtissent, mais les petits (les clowns).
    Il faut retourner au titre et au texte de l’ouvrage et à Cicéron « De Natura Deorum ». Dans sa troisième partie, Caius Cotta (après Caius Velleius en faveur d’Epicure et Quintus Lucillius Balbus pour les stoïciens) souligne le paradoxe entre un dieu idéal et leur multiplication (en contradiction avec le dieu idéal). En résumé, il vaut mieux sauver des innocents plutôt que de punir des assassins. Il favorise donc la théorie d’Epicure qui pense que les dieux restent passifs et n’interviennent pas dans les affaires humaines par rapport à la pensée stoïcienne qui au contraire est en faveur de l’intervention. La conclusion de Cicéron est alors « consensus omnium populorum lex naturae putanda est » (le consensus du peuple doit être considéré comme la loi de la nature). Donc si les clowns sont d’accord, pourquoi se priver ?
    Reste la musique, si délicate et captivante de Lobo Antunes. Cela commence dès le début du livre. Histoire coupée et découpée par des répétitions et des répliques. Coupures dans la conversation, mais aussi à l’intérieur même des mots. « Et sortait de sa po, le sans abri, che le livret de la banque ». Comme si la parole (ou la pensée) de l’un était plus importante que celle de l’autre. (Toujours ce problème de savoir qui est le dieu et qui est le clown).
    Restent aussi l’existence de Fátima la libraire, et le caractère du « sans abri » qui se baigne dans les douches de la plage et jongle avec des balles. Il traverse le livre, de part en part, dans la description et même dans la narration. Il n’a rien (donc n’est pas un dieu), pas d’accès au pouvoir, et il se déplace silencieusement dans le monde des puissants. « Si ça se trouve, c’est un ange ».
    Il existe des livres dont on retient la première phrase (la marquise… , longtemps [elle s’est] couchée de bonne heure), d’autres qui demandent à passer les 10 ou 99 (c’est déjà trop tard) premières pages. De ce livre, je retiendrai la dernière phrase, celle de l’auto de Monsieur « et cent vingt, cent trente, cent quarante, le chêne où ont fini les cent quarante et ma voix tue, couverte de fleurs, à l’intérieur d’une tour déserte ».

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