« Du principe de contradiction chez Aristote » de Jan Lukasiewicz.

Si le principe de contradiction, dit comme tel, ne dira pas grand chose à tous ceux qui auront oublié ou séché leurs cours de logique basique, on peut le circonscrire par un adage populaire simple : une chose ne peut être à la fois elle-même et son contraire. Ramenée à ses composantes logiques strictes, définies dans La Métaphysique d’Aristote, cette « évidence » se subdivise en trois déclinaisons : une ontologique :

Une même chose ne peut pas être attribuée et ne pas être attribuée, à la fois, du même point de vue, à quelque chose ;

une logique :

Le principe le plus sûr de tous est celui qui établit que deux jugements contradictoires ne sont pas vrais à la fois;

et une psychologique :

Personne ne peut croire qu’une même chose est et n’est pas, selon certains, disait Héraclite ; car celui qui parle ainsi ne doit pas croire ce qu’il dit.

Si Aristote considérait bien que la première, l’ontologique, chapeautait en quelque sorte les deux autres, il ne s’était jamais à proprement exprimé sur les différences entre chacune. Mais, plus important encore, alors qu’il asseyait la logique même sur ce principe de contradiction, il n’en avait jamais réellement apporté une preuve solide et irréfutable de sa validité. La postérité, pourtant, continuera à lui donner sa valeur cardinale.

Comment se fait-il qu’un principe contestable, que personne n’est capable de prouver, puisse passer pour tellement certain que toute tentative de le mettre en question semble illégitime?

Dans cette enquête aussi jouissive que déterminante publiée en 1910, le philosophe polonais démontre que ce principe considéré comme fondateur n’est en aucun cas prouvable logiquement. Le principe de contradiction, aux antithèses du rôle cardinal qu’on lui a conféré (et que l’on continue à lui octroyer dans la logique populaire) et contrairement à l’aura de rigueur indéboulonnable dont il est nimbé, se révèle bien friable. Mais Du principe de contradiction d’Aristote n’est pas qu’un ouvrage de logique dont l’ambition se limiterait à la critique nihiliste d’un système. En démontrant avec brio, et avec les arguments de la science elle-même, la faiblesse d’un pilier logique de la science, Jan Lukasiewicz prouve aussi qu’il est possible de se défaire d’une tutelle sans en sacrifier tous les bénéfices acquis de longue date. Et aussi, si la logique, et la science qui s’y appuie, ne peut reposer entièrement sur des arguments eux-mêmes logiques, et donc prouvables, peut-être est-ce alors l’occasion de lui reconnaître d’autres bases.

La valeur du principe de contradiction n’est pas d’ordre logique, mais d’ordre pratique et éthique, et cette valeur pratique et éthique est d’une telle importance que, face à elle, l’absence de valeur logique n’entre pas en ligne de compte.

Si Aristote peine à prouver le principe de contradiction, s’il semble parfois s’en énerver, et continue cependant à en faire le ciment de sa pensée logique, c’est peut-être parce qu’il a lui-même compris que cet échec remet plus en cause que la logique. Que si, effectivement, c’est bien sur l’éthique que s’épaule le principe de contradiction, alors son ébranlement dans le champs logique ébranlerait également notre vivre-ensemble. Sous la plume du philosophe polonais, l’édifice logique soutient et est soutenu par l’édifice moral. À l’heure où d’aucuns, de plus en plus nombreux, tendent à présenter logique, science, éthique et politique dans des perspectives antagonistes (il faut se défaire de la science, le politique peut se passer de l’éthique, etc.), le rappel intelligent d’une intrication congénitale est plus que bienvenu…

Jan Lukasiewicz, Du principe de contradiction chez Aristote, 2019, L’éclat, trad. Dorota Sikora.

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