Nous ne sélectionnons que les broutilles cocasses.
Un noir à qui toute possibilité de s’endormir a été retirée. Un marin et son ami ours qui partent à la conquête de Londres. Un chimiste anglais qui invente un gaz privant les travailleurs de sommeil. Un représentant en peignes perdu en Russie. Un nouveau dieu médiatique errant en Amérique. Tout cela baignant dans une révolution prolétarienne et chimique. « Gaz moutarde » se présente d’abord comme une immense boutade, un pied-de-nez aux conventions du récit réaliste, où les protagonistes semblent n’évoluer dans le récit que pour le divertissement du lecteur.
Ah, cher lecteur, cher lecteur! Et nous, ne ferons-nous donc jamais connaissance? Où es-tu? Qui est-tu? Que penses-tu, que lis-tu, comment as-tu vécu la guerre et la révolution?
Puis, très vite, ces broutilles cocasses s’enchaînant dans l’éclat de rire du lecteur sans cesse renouvelé, « Gaz moutarde » se dévoile comme un hilarant démontage des procédés capitalistes et médiatiques. Une réjouissante et revigorante farce socialiste dont l’ironie, si elle se teinte de cette vieille tradition marxiste de la personnification du mal (ici Londres), n’en est pas pour autant dénuée d’autodérision.
Mais combien fallait-il donc de gaz moutarde pour toute cette entreprise?
Ecrit en 1929 et publié par les éditions d’Etat, « Gaz moutarde » est bien entendu un roman édifiant. Et sa lecture ne peut être complète si l’on en expurge ses buts. Mais l’y réduire serait passer également à côté de l’originalité des outils que déploient les auteurs. Et oublier les parentés évidentes (l’enchâssement des récits, les mises en abymes, la mise en scène des mécanismes de l’écriture, etc…) qu’il entretient joyeusement avec ces grands romans d’aventures formelles : Tristam Shandy, Jacques le Fataliste, Le Manuscrit trouvé à Saragosse.
Accompagnez-moi dans ma course, lecteur!
Viktor Chklovski & Vsevolod Ivanov, Gaz moutarde, roman d’aventures, 2013, Le Temps des Cerises, trad. Marion Thévenot.
