« Gramophone, Film, Typewriter » de Friedrich Kittler.

 

Certains livres vous arrivent tout neuf entre les mains déjà nimbés d’une très longue et flatteuse histoire. Publié en Allemagne en 1986 (traduit en 1999 en anglais…), Gramophone, Film, Typewriter est tout de suite devenu un classique incontournable, non seulement de l’histoire et de la théorie des médias, mais aussi de la littérature.

Comme son nom l’indique bien, le livre de Friedrich Kittler s’intéresse à ces trois inventions techniques majeures que sont le gramophone, le film et la machine à écrire. Mais, au lieu d’en écrire l’histoire classique et linéaire (qui a inventé quoi à quel moment), l’auteur s’ingénie à mettre des bâtons dans les roues de l’ « histoire à papa » : le gramophone est d’abord un prolongement de l’organe oculaire qui, par après, permet à des « écritures sans sujet » d’émerger ; le film, s’enracinant d’abord dans les paradigmes de l’écrit, lui impose ensuite ses propres schèmes ; la machine à écrire dont on croit qu’elle modifia d’importance les rapports homme-femme, contribua à renforcer les fantasmes qu’on la voyait bien combattre. Chez Kittler, rien n’est simple…

La mécanisation prive les individus de mémoire et met en place une salade de mots qui n’aurait jamais pu être prononcée dans les conditions de monopole de l’écriture. […] avec l’invention d’Edison, l’époque de l’absurde, notre époque, pouvait commencer.

Dans Gramophone, Film, Typewriter, il ne s’agit pas de dresser l’histoire de média, de techniques et des interactions que ceux-ci ont pu avoir avec le réel, mais de faire émerger de celui-ci ce que la technique en a fait et, surtout, de ce qu’elle continue à y modifier.

Les chansons rock chantent directement le pouvoir des média qui les porte.

Alors que nous croyons, prétentieux que nous restons, façonner nos outils médiatiques et techniques, nous oublions combien ceux-ci nous fabriquent. L’oubli tranquille dans lequel nous paissons venant alors lui-même renforcer d’autant la main-mise du média. Et c’est alors jusqu’à l’amour ou le bonheur – et non plus seulement l’idée que l’on s’en fait – dont les modes opératoires viennent à dépendre des médias qui prétendaient juste l’exprimer.

Le bonheur des média est la négation de leurs dispositifs matériels.

Dans cette oeuvre capitale, dont le procédé formel est aussi original que ce dont il témoigne (raison pour laquelle le même livre est appelé « roman » dans sa version anglophone), c’est à un véritable travail de sape aussi subtil que radical auquel se livre l’auteur. Travail de sape dont l’image que renvoient de nous les objets que nous croyons ne faire que fabriquer ressort profondément bouleversée. Travail de sape qui bat en brèche le monde romantique de l’omnipotence de l’écrit dans lequel nous nous plaisons à croire reposer encore. Un travail de sape qui désenchante, donc. Qui nous extirpe de l’émerveillement dans lequel le média technique nous maintient.

Le concept nietzschéen d’inscription, tombé aujourd’hui au rang de métaphore fourre-tout dans la philosophie post-structuraliste […] désigne le tournant atteint lorsque les techniques de communication ne peuvent plus être rapportées aux êtres humains parce qu’elles ont elles-mêmes, tout à fait à l’inverse, façonné les êtres humains.

Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, 2018, Presses du Réel, trad. Frédérique Vargoz.

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