« La caisse » de Aris Alexandrou.

arisDans le cas qui nous intéresse, il y a beaucoup plus important que le style.

Nous sommes en Grèce, en 1949.  La guerre civile s’achève.  Le narrateur est enfermé dans sa cellule.  Chaque jour, un gardien rentre dans celle-ci et y dépose, en même temps que du pain et de l’eau, des feuillets et de l’encre.  Et en repart avec les feuillets que le narrateur aura rempli la veille.  La caisse est la retranscription fidèle du contenu de ces feuillets.

L’essentiel est de relater les faits dans l’ordre.

Nous lisons donc la déposition du narrateur des faits qui l’ont amené dans sa cellule.  On y apprend ainsi qu’il fut chargé avec une trentaine d’autres, après une courte formation, de convoyer jusqu’à la ville de K une caisse dont on sait juste que son contenu (ou elle-même) est sensée être déterminante pour l’issue de la guerre.  Le narrateur est le seul survivant de ce « commando-suicide ».

J’avais décidé au départ que ma déposition serait sans ratures, puisque chaque rature serait synonyme de doute.

Mais la déposition du survivant, sensée rendre compte au plus près des événements de la mission, dans sa quête d’objectivité (feinte ou réelle), s’empêtre dans l’impossibilité d’y atteindre (le raisonnement, c’est comme une perceuse, il avance en tournant).  Chaque fois, le narrateur (qui ne sait lui-même s’il est simple accusé ou déjà condamné) se doit de revenir sur ce qu’il a déjà écrit pour le préciser ou l’amender.  Son récit se contaminant peu à peu des souvenirs plus personnels du narrateur.  Ce que dit la caisse, c’est l’impossibilité du témoignage.

Et puisque vous vous obsinez à ne pas me répondre, j’ai songé, pour passer le temps en attendant (car je continue à attendre), j’ai songé à combler certaines lacunes qui subsistent dans le récit que j’ai déjà fait des événements, et pourtant, je sais très bien que tout ce que je pourrai ajouter ne sera jamais qu’un abrégé du texte définitif.

Et lentement, au-delà de cette impossibilité à dire que ressent le narrateur, le doute s’étend non pas même à qui s’adresse cette déposition, mais si elle s’adresse à quelqu’un.

J’ai déjà fait une longue déposition, j’ai cité des faits précis, des noms, des dates, je suis revenu sur de détails pour éclaircir des points qui pouvaient prêter à confusion, j’ai avoué que dans certains cas il m’est arrivé de ne pas dire toute la vérité et vous, vous ne trouvez rien de mieux que de vous taire, vous ne semblez pas vouloir  jouer votre rôle, vous ne semblez pas vouloir me questionner, vous me laissez deviner ce qui peut vous intéresser – or, est-ce que je suis devin?

Incertitude à pouvoir exprimer le passé qui s’étend à la réalité du passé lui-même, d’où l’espoir d’avoir un jour été aimé est lui-même mis à mal par la folie guerrière, incertitude du dire-vrai, ce que parvient à toucher sublimement du doigt Aris Alexandrou, entre Kafka et Beckett, par delà le contexte politique aliénant, c’est l’angoisse d’être.  Où seules des règles, qu’on sait (vertige intranquille) n’être là que pour cela, nous maintiennent douloureusement à flot.

J’ai décidé de respecter jusqu’au bout les règles du jeu, même si je suis seul à jouer et à établir ces règles.

Aris Alexandrou, La caisse, 2014, Cambourakis, trad. Colette Lust.

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1 Commentaire

  1. Lettre d’Aris Alexàndrou, écrivain et traducteur grec, à Colette Lust, traductrice, le 16.12.1974.

    « J’ai écrit un roman qui doit être publié par Kèdros au printemps 1975. En France, j’ai signé un contrat avec les éditions Gallimard, qui ont donné à traduire le manuscrit. L’échantillon traduit ne m’a pas satisfait, pour deux raisons : d’abord, le traducteur n’a pas respecté ma ponctuation, et ensuite il a supprimé plusieurs mots. J’ai envoyé une lettre à Gallimard, leur disant ceci : ou bien la traduction se fera « correctement » (comme dans le cas d’Ulysse de Joyce, par exemple), ou bien nous annulerons le contrat.
    J’ai travaillé comme traducteur toute ma vie et je sais que mon texte est difficile à traduire. Il est fait de phrases longues (une demie, une ou même plusieurs pages chacune) et le dernier « chapitre », trente pages dactylographiées, n’est qu’une seule et même « phrase ».
    Dans ces longues phrases, les seuls signes de ponctuation sont les virgules, les parenthèses et les tirets. Certains Français m’ont dit que les longues phrases — ça fait lourd.
    Mon narrateur emploie souvent des mots et expressions tels que « c’est-à-dire », « je veux dire », « en d’autres termes », « par conséquent », « donc ». On me dit de telles répétitions que ça ne se dit pas en français. Évidemment : ça ne se dit pas non plus en grec. Les textes littéraires ne se « disent » en aucune langue.
    Je ne sais si cela vous intéresse, dans ces conditions, d’entreprendre la traduction de mon texte. Une telle « fidélité » vous paraîtra probablement une exigence excessive de ma part.
    Notez que je n’exige pas du tout que l’on respecte aussi ma syntaxe. Je ne demande pas une traduction mot-à-mot. Chaque mot est un signe et il est bien souvent impossible de trouver le même signe dans la langue étrangère, tout simplement car il n’existe pas. Mais nous pouvons rendre chaque mot par deux ou plusieurs signes étrangers, ou même par toute une phrase. De plus, je ne suis pas opposé à ce qu’on raréfie ma ponctuation, mais je n’accepte pas qu’on ajoute des points-virgules, des deuxpoints, des points ou des alinéas, bref je n’accepte pas qu’on coupe mes phrases en deux ou plusieurs morceaux. »

    Finalement Colette Lust a traduit La caisse d’Aris Alexàndrou.

    cité par Michel Volkovitch dans son formidable « Babel et blabla »

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