« La chambre peinte » de Inger Christensen.

 

Mantegna

Face à toute cette misère j’ai depuis toujours pensé qu’il était trop tard pour prendre la parole, au moment où Dieu et n’importe qui ne font (déjà) que parler et parler encore tandis que personne n’écoute.

Entre 1465 et 1474, Andrea Mantegna peignit à fresque la chambre des époux. Commandité par Ludovico III de Gonzague, seigneur de Mantoue, ce travail énorme devait symboliser la puissance de sa famille au sein même du Castello di San Giorgio, forteresse où la famille élit domicile après le concile de Mantoue. Représentant la famille en cour ou lors d’une rencontre sur fond d’une Rome idéalisée, ce joyau des arts est l’occasion, pour Inger Christensen, d’y ancrer un récit dont la plurivocité des voix en permet une « analyse » renouvelée tout en l’ouvrant vers un ailleurs subtil. L’occasion, aussi, d’en démontrer l’intemporalité.

et il va jusqu’au bout de la logique, là où la construction de cette logique s’effondre et s’émiette en illusions.

Le récit de Inger Christensen est construit en triptyque. Le premier narrateur est Marsilio Andreasi, secrétaire du marquis Ludovico et confident de Mantegna. Présenté comme amoureux de Nicolosia, qui épousa le peintre, son témoignage nous est ramené sous forme d’un journal s’étendant de l’an 1454 à 1506. Dans la deuxième partie, c’est Maria (ou Farfalla) qui est la narratrice. « Réceptrice des tous les secrets », elle nous conte l’histoire des liens qui tissent l’histoire complexe de la famille Gonzague, principalement autour du personnage de Nana, la fille naine de Ludovico. Enfin, dans la troisième partie, voix est donnée à Bernardino, le fils de dix ans de Andrea Mantegna. Trois narrateurs différents. Trois représentations – à des degrés divers – dans la fresque de la chambre des époux. Trois registres de discours différents (un journal donc un narrateur sans cesse en devenir, une femme contant des faits tous advenus donc une narratrice « omnisciente », un enfant de dix ans (mort à onze) contant à chaud un souvenir onirique de vacance). Trois portraits. Trois biais.

Si l’Etat peut être une oeuvre d’art […] l’oeuvre d’art peut être un Etat.

La chambre peinte déploie les questions de l’oeuvre de Mantegna en interrogeant les regards de ceux qui, peints a fresca, nous regardent par delà les temps et leurs apparences figées. Jamais analyse de l’oeuvre de Mantegna au sens strict, celle de Christensen y prend appui pour en enrichir les secrets plus que pour les dévoiler. Et parvient ainsi – miracle du procédé – à en dire mieux et plus que beaucoup d’études académiques. En articulant, mais renouvelés, les principes de la fresque mantouaise dans le corps du récit, sa logique, son symbolisme, Inger Christensen nous convie à un jeu. Jeu dont l’émotion, mieux que d’en n’être pas expurgée, en est un des principe. Et qui fait de cette Chambre peinte une essentielle et bouleversante chambre des mystères.

l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur.

Inger Christensen, La chambre peinte, un récit de Mantoue, 2015, Le Bruit du Temps, trad. Karl & Janine Poulsen.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’excellent Laurent De Sutter et la parfaite Mathilde Maillard.

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