« La petite ville » de Eric Chauvier.

 

Saint-Yrieix La Perche. Ville de Haute-Vienne, située à 40 km de Limoges. 6234 habitants en 1793, 6848 en 2014. Noms des habitants : les Arédiens. Un tissu industriel en crise. Un tissu commercial déliquescent. Un centre-ville déserté. Une population vieillissante. Un électorat Front National grandissant à chaque élection. Saint-Yrieix La Perche, ça fait pas vraiment rêver…

La perception d’un monde global est ici le fruit d’un renoncement local mâtiné d’une terreur vague. 

De retour dans sa ville natale, Eric Chauvier y chemine en compagnie de Nathalie, travailleuse précarisée, fumeuse impénitente, ancienne séductrice – malgré elle – de l’anthropologue depuis déménagé à Bordeaux. On y apprend l’histoire d’une petite ville en pleine déréliction. Le paternalisme politique (le « Père Boutard », l’ancien maire) et industriel (le « Père Morin », l’ancien papetier) qui régente l’organisation sociale. La monopolisation planifiée des réseaux de distribution, de services. Le remplacement d’une économie à « visage humain » (avec tout ce que cette économie cachait déjà, elle aussi) par une autre où ne sont plus décelables que les marchandises, toujours plus semblables l’une à l’autre.

Avec Eric Chauvier, la petite ville de Saint-Yrieix La Perche devient le moyen de lecture d’un capitalisme qui recycle sans fins ses propres procédés. Et dont les rêts n’offrent plus à ceux qui y sont pris de recours autre qu’une forme de nostalgie réactionnaire et d’autre perspective que de se réjouir de l’ouverture prochaine d’une Fnac ou d’un Macdo. Même l’espoir est capitalisé.

Durant trente ans, Jean-François a géré le stock d’un magasin de prêt-à-porter, rue de l’hôtel de ville – ma mère nous y habillait, mon frère et moi. Il a pris sa retraite il y a un peu moins de dix ans. Face au déclin des petits commerces, auxquels il demeure très attaché (Pour le SAV ou pour avoir une pièce, il faut mieux aller voir les petits commerces), quoique sur le mode de la défaite assumée (En même temps, y en a plus, de petits…), il a proposé au principal édile de Saint-Yrieix une sorte de pis-aller (J’ai parlé d’une idée au maire, une ville en Bourgogne où le maire avait proposé de poser des décalcomanies sur les commerces vides). Peu de temps après, à peine quelques heures à vrai dire, Jean-François a admis à ses proches, c’est ce qu’il m’a dit, que cette proposition était en réalité une illusion, une contradiction parfaite avec ce qu’il venait de dire (Ça faisait une animation, un commerce virtuel, déjà rien qu’à l’œil je trouvais ça très intéressant), pour tout dire un véritable cache-misère (C’était un trompe-l’œil en quelque sorte, y avait une photo avec deux ou trois personnages qui achetaient du pain ou des fruits), une suggestion désespérée (Ça amenait peut-être quelque chose…) pour conserver (… un petit peu de vie…) un peu de ce qui avait été.

Le matériau de l’anthropologue est ce qui est dit. Mais dans ce qui est dit, réside la façon dont c’est dit. Dont il n’est pas possible de faire l’économie si l’anthropologue veut se donner pour tâche d’aborder vraiment son sujet. Eric Chauvier parvient non seulement à soutirer de son matériau son essence formelle mais aussi à le rendre disponible au lecteur. Ainsi, en faisant alterner, à un rythme soutenu, paroles de l’enquêté et analyses de l’enquêteur (elles-mêmes parfois redoublées de ses ressentis, de ses souvenirs ou de ses doutes), il érode utilement la traditionnelle hiérarchie qui oppose, plus qu’elle ne fait s’épauler, le spécialiste et le sujet de son étude. Paroles, analyse et doutes sont sur le même pied. Il n’éclaire pas le réel (dans le sens où l’analyse du spécialiste serait le projecteur nécessaire à révéler la vraie nature des choses), il le montre. Et c’est grâce à cela (et non malgré, ni en sus), qu’il convient bien de nommer une esthétique, qu’il peut retracer tout à la fois l’histoire d’une petite ville, l’apprentissage culturel de la soumission, le destin d’une femme et les errements d’un anthropologue.

Eric Chauvier, La petite ville, 2017, Amsterdam.

Les sons ci-dessus ont été produits, enregistrés, façonnés par Alain Cabaux, Maître es Œuvres chez Radio Campus.

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