Mais en quoi Plotin ou Proclus retournant à Platon seraient-ils moins « rationalistes » qu’Alexandre d’Aphrodise ou Thémistius commentant Aristote? Plus ou moins formulée au grand jour, la réponse se veut claire : en cela qu’avec eux et dans toute leur famille quoi qu’il en soit de ses branches les dieux anciens revenaient sur la scène, qui plus est accompagnés d’autres venus d’Egypte ou d’autres lieux sur une carte se superposant à peu près à celle des conquêtes d’Alexandre ; pour autant que chez certains au moins la théurgie venait supplémenter la philosophie ; dans la mesure où l’effort visant à effectivement construire une théologie s’accomplirait chez Proclus dans un vaste édifice où Platon côtoie Orphée, les Oracles chaldaïques suppléent ceux qui depuis longtemps s’étaient tus à Delphes ou ailleurs, tandis que la tension vers une sorte de monothéisme de l’Un non seulement ne congédie pas l’antique panthéon des Grecs, mais lui ajoute une multitude d’autres entités divines. Voilà sans doute ce qui nous est le plus difficile à penser : le fait que des philosophes puissent croire en tout cela sans trahir les exigences de la raison.
Au tournant des troisième et quatrième siècles, deux philosophes, Porphyre et Jamblique se sont échangé, sous couvert de pseudonymes, des lettres qui traitaient entre autres du problème de la théurgie, ce composé de spéculations intellectuelles et de rites concrets censé promouvoir et enrichir un contact avec les divinités. Alors que, pour faire simple, le premier y défend une primauté de la philosophique, le second y met l’accent sur l’art hiératique. Mais, dans cette discussion qui s’enracine dans la croyance aux dieux, aucuns des deux (comme, bien entendu, Plutarque ou Plotin avant eux, ou Proclus après) n’est prêt (voire même n’y pense) à renoncer à son statut de philosophe.
Dans un monde où le christianisme conquiert petit à petit la majeure partie des espaces sociaux, politiques et cultuels, l’appétence que manifestera le mouvement dit néoplatonicien pour des dieux et des rites d’horizons bien plus larges que simplement grecs, qu’il couplera à une exploration renouvelée du corpus platonicien, prend presque, pour nous modernes, la saveur d’une étrange et duale protestation. On est ainsi tenté de penser que s’il peut y avoir opposition efficace à cette hégémonie en construction, ce ne peut être qu’en s’y confrontant par la raison ou par un retour – et/ou une extension – à une tradition polythéiste plus ancrée. En un mot, la raison ou la magie, et pas les deux.
L’analyse particulièrement érudite de Pierre Bouretz défait avec précision nos attendus sur le long crépuscule du monde païen. La théurgie d’un Plutarque, d’un Plotin, d’un Jamblique ou d’un Proclus ne sont pas réductibles à une sorte de supposé déclin du rationalisme grec. De même n’est-il pas possible de la comprendre si on la pense comme quelque chose d’extérieur au débat philosophique, comme quelque chose de simplement mystique. Ce que fait ressortir ce très beau livre c’est que le problème de l’opposition entre le philosophe et le théologien de l’antiquité tardive n’est pas nécessairement celui d’une opposition entre deux pratiques. Comme c’était déjà bien le cas chez Plutarque ou chez Platon où salut et savoir sont indissociables, la question de l’opposition entre le théurgique et le philosophique ne trouve de sens qu’au sein même de la pratique philosophique elle-même.
Pierre Bouretz, La raison ou les dieux, Gallimard.