« La société de la société » de Niklas Luhmann

La compréhension actuelle de la science sur laquelle s’adosse la sociologie ne lui permet guère de renoncer à l’exigence d’expliquer les phénomènes de la réalité sociale. Cela requiert qu’on distingue les uns des autres les phénomènes qui sont à expliquer et qu’on indique, avec la plus grande précision possible, les caractéristiques par lesquelles ils se distinguent. Mais les questions de la forme « Qu’est ce..? » (par exemple : qu’est ce qu’une entreprise? Qu’est ce qu’un mouvement social? Qu’est ce qu’une ville?) exigent, ne serait-ce qu’en tant que question, l’indication de caractéristiques essentielles, c’est-à-dire la création de concepts essentialistes, qui ne peuvent plus aujourd’hui être ancrés dans la nature mais doivent l’être dans les exigences méthodologiques de la recherche scientifique. C’est pourquoi il faut se demander comment la sociologie doit formuler une théorie de la société si elle ne peut pas indiquer ce qu’elle recherche avec un tel concept.

Quand bien même l’intérêt qu’elles suscitent médiatiquement demeure fort discret, certaines parutions font date! Si, au-delà d’un petit cénacle bien informé, le nom de Niklas Luhmann ne dit pas grand-chose dans le champ francophone, l’auteur est devenu ailleurs un incontournable des sciences sociales. Et son livre-somme, paru peu de temps avant sa mort, est considéré comme l’une des pierres d’angle de la pensée du siècle passé. La traduction de La société de la société est donc bien l’un des événements éditoriaux majeurs de ces dernières années.

seules les communications et toutes les communications contribuent à l’autopoïèse de la société et redéfinissent son caractère « englobant ».

Pour un public biberonné à Durkheim ou Bourdieu, la sociologie que propose Niklas Luhmann paraît au premier abord aussi désenchantée que fantasmatique, aussi déconnectée du réel qu’inutilement iconoclaste. L’intuition que nous avons du social – et l’un des premiers mérites du penseur allemand est de nous rappeler incidemment que cette « intuition » est bien une construction – est profondément aux antipodes du système par lequel Niklas Luhmann prétend en rendre compte. Ainsi pour lui la « production », le « changement » de la société ne repose-t-il en aucun cas sur des buts, des dissensus ou des consensus. Ni le bonheur individuel, ni les bons sentiments, ni la coopération, ni la querelle ne sont des modalités de fabrication ou de compréhension de la mécanique sociale. Et les découpages épistémiques entre lesquels on a artificiellement réparti le social (économie, politique, droit, etc.), ainsi que la démarche exclusivement empirique avec laquelle on prétend l’appréhender, ne font qu’engendrer une confusion quant à la saisie de l’ensemble. Pour Niklas Luhmann, la mécanique sociale est essentiellement antihumaniste, antirégionaliste et constructiviste. Le système social est fondamentalement séparé de l’environnement, dont l’être humain lui même est partie. La société n’est que communication.

La phénoménologie de la communication se substitue à la phénoménologie de l’être.

Comme l’exprime le terme d’autopoïèse emprunté aux travaux de la biologie cognitive, il existe des formations structurelles propres à un système – ici, celui de la société – qui sont capables de produire les différenciations internes à celui-ci. Et c’est la communication (cette complexe et hautement improbable mécanique tripartite de l’information, du faire-part et de la compréhension) qui fonde le socle exclusif et « autologique » de la société. La société de la société explore en détail les soubassements et les conséquences de cette mutation radicale dans l’exploration du fait social.

Avec une rigueur et une précision magistrales, Niklas Luhmann a bâti à une intuition sacrilège un véritable monument. Et quand bien même d’aucuns déploreront sa part indéniablement désenchantée, La société de la société offre des outils absolument incontournables et féconds à la compréhension de ce qui se fabrique malgré nous et que nous nommons le social. À défaut d’espérer maitriser jamais les soubassements de ce qui nous agit, avec Niklas Luhmann, nous pouvons déjà nous ingénier à les comprendre mieux…

Niklas Luhmann, La société de la société, Exils, trad. Flavien Le Bouter.

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