« La vie » de Didier Fassin.

Sait-on vraiment de quoi l’on parle lorsqu’on parle de la vie?

Au début des années 90, une jeune femme demanda l’asile politique en France. Elle était originaire d’Haïti. Son père, opposant politique déclaré, avait été assassiné. Sa mère disparut quelques mois après et elle-même du subir le traumatisme d’un viol collectif. Malgré ces faits graves et attestés, comme 96.6 % de la population haïtienne requérant alors la protection française, sa demande fut rejetée. Quelque temps après, alors qu’elle vivait toujours en France dans la clandestinité, son compagnon, inquiet de voir son état psychique et physique se détériorer, l’emmena à l’hôpital. Les médecins lui diagnostiquèrent un sida à un stade avancé. Elle engagea alors une nouvelle procédure de demande d’asile, mais cette fois pour des raisons humanitaires. Celle-ci fut immédiatement accordée.

Cet exemple (d’autant plus marquant qu’il fut/est très largement partagé) démontre, par le travers de son organisation légale, qu’une vie n’en est pas une autre. Ainsi, dans ce cas précis, une législation va-t-elle placer la vie physique, biologique – et donc sa protection – au-dessus de ses implications sociales ou politiques. En accordant (toute choses égales par ailleurs, et donc à la même personne) un droit d’asile à celui qui est atteint d’une maladie alors qu’il le lui avait refusé alors que ce n’était pas une maladie qui faisait peser sur cette vie la même menace « ultime » (la mort), mais bien un pouvoir politique, l’état qui juge cette demande atteste bien, souvent inconsciemment, d’une appréciation différenciée de ce qu’il entend par « vivre ». La vie physique, ici, vaut plus que la vie politique.

Pour celui qui cherche à obtenir une régularisation de son séjour, un récit de persécutions vaut aujourd’hui bien moins qu’un test de sida…

Il n’y a pas une vie. Il y a des formes de vies. Comme il en existe des éthiques et des politiques. Et c’est dans ces vies inégales, menacées, dont on doute de la forme, de la menace qui pèse sur elles ou de la valeur strictement économique qu’il convient de leur accorder, qu’une nouvelle anthropologie de la vie, peut-être moins ambitieuse mais plus perspicace, peut venir trouver de quoi se nourrir. Et, en retour, c’est dans cette construction théorique, si pas neuve du moins affinée, que l’éthicien, le politique ou le militant pourra trouver de quoi abreuver son indispensable action.

la réalité des vies inégales ne doit pas être vue comme une découverte de chercheur : elle est partie intégrante de la conscience de ceux qui sont du mauvais côté de l’inégalité, alors même qu’elle est le plus souvent ignorée, occultée ou contestée par les autres.

En faisant se rencontrer rigueur de l’enquête et précision des théories qu’il lui applique, Didier Fassin démontre une fois encore qu’on peut se situer et sur le terrain de l’action politique concrète et sur celui d’une recherche théorique féconde. Mieux même, il nous montre que les deux, plutôt que s’épauler de temps en temps, presque par accident, s’enracinent l’un dans l’autre.

Didier Fassin, La vie, mode d’emploi critique, 2018, Le Seuil.

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