« L’auteur et moi » de Eric Chevillard.

j’aime tout […] aussi l’oeuf, quel qu’il soit, qui tient si étroitement serrée aussi longtemps que possible la déconvenue.

Tout donc. Sauf une chose : le gratin de chou-fleur.  Dès le début, le narrateur l’affirme sans ambages à une demoiselle aussi mutique qu’à l’oreille charitable.  Le gratin de chou-fleur est sans conteste la pire chose qui soit arrivée à l’humanité.  Rien n’y peut trouver grâce à ses yeux : le chou, ce brassicacée fractal rejouant à l’infini son insignifiance; la béchamel sous laquelle on tente vainement de dissimuler la honte d’être gratin de chou-fleur, et qui perd dans sa glu qui s’y aventure ; la patate commune enfin qui l’accompagne systématiquement de sa médiocrité standardisée.  Et comment même oser comparer le gratin au chou-fleur à la truite aux amandes, si ce n’est comme la négation de l’un par l’autre, dans le gouffre dans lequel l’un annihile l’autre.

Il existe un monde entre le gratin de chou-fleur et la truite aux amandes, et ce monde est justement celui que l’homme a bâti en donnant le meilleur de lui-même pour le rendre habitable, jusqu’à peindre au fond du dé à coudre une scène bucolique avec un pinceau à poil unique prélevé à ses risques et périls dans la barbe du bouc – la civilisation, si vous voulez.

On pourrait croire que le gratin n’est que métaphore (le gratin ressemble-t’il un peu à la littérature, voire au monde?).  On pourrait même en appeler à la comparaison, à la métonymie (le monde ne serait’il pas contenu dans le gratin?).  Cela serait rassurant.  Sous le voile des mots semblant jouer entre eux et se jouer de nous, se découvrirait alors le réconfort d’un rapport au monde.  « Ouf!  C’est ça qu’il veut dire ».  De la bonne vieille littérature bien ancrée dans le réel.  Du message!  Chevillard a enfin assimilé son critique littéraire tout en chevelure ondoyante…  Et non, le « gars » est décidément incorrigible.  Le monde n’est pas comme un chou géant et gratiné, Le monde est […] un chou géant, gratiné.  Et c’est précisément là, dans ce travail de sape du référent (qui, de toute façon, s’incarne toujours dans le lecteur), qu’à l’opposé de ceux qui s’échinent à le trouver vain (« rigolo » mais vain), nous y voyons le génie des plus grands.  Dans cette volonté de se défaire du réel, d’en dévêtir ses mots, d’essayer d’y faire rentrer de l’autre en en contaminant la langue.  D’ouvrir un autre part par le langage.

Les mots me paraissaient plutôt faits pour nommer ce qui n’existait pas et je ne comprenais pas l’intérêt de redoubler l’évidence du réel de cet écho baveux.

Et en plus, on assiste, pas si impuissant qu’il n’y paraît, aux conflits entre l’auteur et le narrateur.  On y suit une fourmi sur 105 pages.  Et on y rit.  Mais surtout, surtout, on y apprend l’émotion qu’il y a à s’entendre dire par l’être aimé ce mot, merveilleux entre tous, qui désigne le tamanoir.

Eric Chevillard, L’auteur et moi, 2012, Minuit.

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