Le Grand-écrivain-de-Septembre.

 

A l’approche de la Rentrée Littéraire, c’est devenu un réflexe, on lit ou relit du « classique ». Purge inconsciente? Repos de l’âme instinctif? On ne sait trop. Mais, quoi qu’il en soit, ce réflexe devenu tradition fonctionne sur notre intellect comme de l’aloé véra le ferait sur un intestin grêle. Et parfois, apaisé, sommes-nous ainsi mieux à même de déceler, au sein de ces lectures sanitaires, de quoi atténuer un peu le bruit sourd que font déjà tous ces Grands-écrivains-de-Septembre se haussant et se bousculant l’un l’autre aux portes de la renommée, leurs dents noires d’encre rayant le parquet du vestibule littéraire. S’ils eussent lu aussi ce qui suit, peut-être se fussent-ils tu*…

Dans le monde intellectuel, le Grand-écrivain a succédé au prince de l’esprit comme les riches aux princes dans le monde politique. De même que le prince de l’esprit appartient au temps des princes, le Grand-écrivain appartient aux temps des Grandes-guerres et des Grandes-maisons de commerce. C’est un des aspects particuliers de l’association avec les Grandes-choses. Le moins que l’on exige d’un Grand-écrivain est donc qu’il possède une voiture. Il doit voyager beaucoup, être reçu par les ministres, faire des conférences, donner aux maîtres de l’opinion publique l’impression qu’il représente une force de la conscience à ne pas sous-estimer; il est le chargé d’affaire de l’intelligence nationale, lorsqu’il s’agit d’exporter de l’humanisme à l’étranger; quand il est chez lui, il reçoit des hôtes de marque et n’en doit pas moins penser sans cesse à ses affaires, qu’il lui faut traiter avec la dextérité d’un artiste de cirque dont les efforts doivent passer inaperçus. Le Grand-écrivain, en effet, n’est pas simplement un écrivain qui gagne beaucoup d’argent. Il n’est pas du tout nécessaire que ce soit lui qui ait écrit le « livre le plus lu de l’année », ou du mois; il suffit qu’il ne trouve rien à redire à cette sorte d’évaluation. Il siège dans tous les jurys, signe tous les manifestes, écrit toutes les préfaces, prononce tous les discours d’anniversaire, donne son opinion sur tous les événements importants et se voit appelé partout où il s’agit de célébrer les résultats obtenus dans tel ou tel domaine. Le Grand-écrivain, en effet, dans toutes ses activités, ne représente jamais l’ensemble de la Nation, mais seulement sa section la plus avancée, la grande élite au moment précis où elle va devenir la majorité, et cela l’entoure d’une excitation intellectuelle durable. Bien entendu, c’est l’évolution actuelle de la vie qui conduit à la grande industrie de l’esprit, de même qu’inversement l’industrie tend à l’esprit, à la politique et à la maîtrise de la conscience publique; ces deux phénomènes se rencontrent à mi-chemin. C’est pourquoi le rôle du Grand-écrivain ne renvoie pas tant à une personne définie qu’il ne représente une figure sur l’échiquier social, soumise à la règle du jeu et aux obligations que l’époque a créées. Les mieux-pensants de nos contemporains estiment que l’existence des Grands-esprits leur est de peu d’avantage (il y a déjà tant d’esprit dans le monde qu’une petite différence en plus ou en moins n’y sera pas sensible, et, de toute façon, chacun pense n’en pas manquer), mais que ce qu’il faut, c’est combattre son absence, c’est-à-dire le montrer, l’afficher, le mettre en valeur; et comme un Grand-écrivain s’entend mieux à cela qu’un écrivain tout court, fût-il plus grand (parce que ce dernier serait peut-être compris d’un moins grand nombre de lecteurs), on fait son possible pour que la grandeur soit enfin produite en gros.

Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1957, Le Seuil, trad. Philippe Jaccottet.

* Rien n’est en fait moins sûr car, la littérature n’étant pour le Grand-écrivain-de-Septembre qu’une antichambre à la postérité (dont – n’étant pas à un paradoxe près – il désire surtout déjà glaner des parcelles de son vivant), le Grand-écrivain-de-Septembre, tout occupé à faire, lit peu. Et s’il lit, c’est en occultant soigneusement ce qui remettrait fondamentalement en question ce qu’il fait. Pas si fou, le Grand-écrivain-de-Septembre!

** Ce blog (pour la première fois depuis cinq ans…) ferme pour deux semaines. La librairie, elle, reste vaillamment ouverte, bien entendu.

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