« Le Mépris » d’Alberto Moravia

Certains livres, devenus à juste titre célèbres, sont toujours accompagnés longtemps après leur parution d’un cortège impressionnant d’interprétations diverses et parfois contradictoires. Ainsi en va-t-il incontestablement du Mépris. À partir d’un motif simplissime, la désaffection d’une femme pour son mari, Alberto Moravia a construit un récit qui ne laisse de déstabiliser le lecteur. Relire le livre en question à plusieurs années d’écart permet parfois, si pas d’arriver à la « bonne interprétation » (en existe-t-il jamais une?), du moins d’en entrevoir une nouvelle (du moins une nouvelle pour le lecteur en question) qui pourrait peut-être subsumer toutes les autres.

Mais je l’aimais et il y a dans l’amour une grande capacité non seulement d’illusion, mais encore d’oubli.

Le lecteur du Mépris est placé au début du livre dans la position exacte du protagoniste principal. Comme lui, il ne comprend pas les raisons pour lesquelles sa femme s’est prise d’une désaffection aussi profonde à son encontre. À la fin par contre, le lecteur se trouvera lui mystérieusement dans la possibilité de saisir sur quoi se fonde ces raisons, et ce alors même que ces raisons n’auront à aucun moment été explicitées, ni à lui, ni au héros. Rien, finalement, n’y est dit. Comment se fait-il alors que quelque chose puisse être « dit » à l’un qui n’est pas « dit » à l’autre alors même que les deux sont placés exactement devant les mêmes « dires », ou devant les mêmes « non-dits »? Ce qui fait du Mépris un livre exceptionnel c’est sans doute, entre autre chose, que son auteur est parvenu à faire de ce qui n’est pas « dit » le processus narratif de son récit. Et si le mépris que Molteni suscitait était suscité par cela même qui lui empêche d’en voir les causes? Et si c’était sa propre impossibilité à en saisir les causes qui générait ce mépris qui l’accable? Alors seul le lecteur, unique témoin et du mépris et de l’impossibilité du héros d’en déterminer les causes, pouvait lui prendre conscience de ces raisons. Ainsi donc le non-dit devient-il la cause recherchée – ce qu’on cherche dans le livre, ce que le héros tente de découvrir, l’élément qui fonde le suspense – et le processus esthétique du livre. Cela voudrait alors dire que Le Mépris ne serait nullement une histoire de désaffection. Que la déliquescence de la relation entre les deux êtres ne serait qu’un subtil prétexte à son interprétation. Que, justement – et c’est en partie cela qui rendrait toujours ce texte si « étrange », même « en connaissance de cause » – tout n’y tient que parce c’est bien d’interprétation qu’il s’agit. D’un comportement, d’un rapport à l’autre, d’un texte. Et si, finalement, le seul sujet du Mépris était la lecture…

Et moi, je ne pus m’empêcher de caresser l’espoir d’une réconciliation; dans ma pensée ce lézard bleu que je décrivais niché dans les anfractuosités des deux rochers devenait le symbole de ce que nous pourrions être nous-mêmes si nous demeurions longtemps dans cette île : notre âme se revêtant d’azur, dans la sérénité de ce séjour marin, après s’être peu à peu lavée des noirceurs de nos tristes pensées de la ville, notre âme d’azur, rayonnant d’un azur intérieur, à l’image de ces lézards, de la mer, du ciel, de tout ce qui est clarté, pureté et joie.

Alberto Moravia, Le Mépris, 2002, Flammarion, trad. Claude Poncet.

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