« Le roi pâle » de David Foster Wallace.

Le roi pâleLa terreur du silence sans rien pour nous distraire.

C’est la clé de la vie moderne.  Si vous êtes immunisé contre l’ennui, absolument rien ne vous est impossible.

Un homme mort à son bureau sans que personne ne le remarque huit jours durant. Un autre qui cache son ennui sous une logorrhée interminable.  Un garçon pathologiquement gentil et que tout le monde déteste pour cette raison même.  Un autre qui transpire abondamment dès qu’il est en public.  Un autre encore qui, pendant 18 ans, 1440 fois par jour, 365 fois par an, a vérifié la conformité de miroirs, s’y est donc miré 9.460.800 fois, avant de se pendre.  Tous personnages d’un même monde plongé dans un ennui sans fin.

Le véritable héroïsme, c’est vous, tout seuls, dans un espace de travail imposé.  Le véritable héroïsme, ce sont des minutes, des heures, des semaines, des années et des années d’exercice silencieux, précis et pondéré de votre attention et de votre probité – sans personne pour vous voir ou vous féliciter.  Le monde est ainsi.  Vous et votre travail, à votre bureau, rien d’autre.

Même l’auteur ne peut être mis en scène dans un roman que comme rouage de ce système dont la production essentielle est précisément l’ennui.  Et où toute chose, en ce compris le rapport entre lecteur et auteur, ne peut être pensée que sous la forme du contrat et du langage bureaucratique légaliste.

Notre contrat mutuel est ici fondé sur la présomption de (a) mon honnêteté, et (b) votre compréhension que tout élément ou sémion pouvant sembler nuire à cette honnêteté est en fait un dispositif de protection légale, pas si éloigné des paragraphes standards qui accompagnent les loteries et les contrats civils, et est dès lors censé être moins décodé ou « lu » que tacitement accepté en tant que fraction du prix à payer pour que nous fassions affaire ensemble, façon de parler, dans le climat commercial actuel.

Faisant se succéder les chapitres courts et longs avec une égale Maestria, David Foster Wallace et son éditeur (le livre ayant été « composé » après la mort de l’auteur) creusent la fange huileuse de notre monde mécaniste (le mot anglais pour « ennuyeux », boring, signifiait aussi creuser un trou dans quelque chose).  Ils en exhument un roman tout en intensité, où l’émotion procède par vagues, dans lequel l’être humain, comme sous la menace d’un évènement qui n’arrivera jamais, reste suspendu dans une attente sans fin.  Attente dont il cherche désepérément à tromper l’ennui sans cesse grandissant, quitte à ne plus vouloir confier sa plus profonde intimité qu’à une machine.  Celle-ci finissant par devenir ce qui lui ressemble peut-être le plus.

Il imagina que la trotteuse était douée de conscience et savait qu’elle était une trotteuse et que son boulot consistait à tourner en rond pour l’éternité dans un cercle de chiffres à la même allure lente, invariable et machinique, à n’aller nulle part où elle n’était déjà allée un million de fois.

David Foster Wallace, Le Roi Pâle, 2012, Au Diable Vauvert, trad. Charles Decoursé.

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