« L’effrayable » de Andréas Becker.

Y a-t-il une fonction de la vie?

Il est parfois, en littérature comme en d’autres domaines, de ces tentatives « radicales » qui émeuvent déjà de par l’ambition et le courage que l’on est forcé de supposer dans le chef de qui en est l’auteur.  Il y a une tension dans la prise de risque qui émeut, comme est ému le spectateur d’un spectacle de haute voltige.  Bien souvent cependant, en littérature du moins, le voltigeur s’écrase au sol.  Et puis, de temps en temps, c’est le prodige.

Du fond de sa chambre d’asile, le narrateur, noircissant compulsivement les pages, éructe l’histoire qui est à l’origine de son enfermement.  Dans le trouble de ses dédoublements et de son langage déformé se dessine peu à peu la suite des meurtres, des exactions, des viols dont il est l’enfant.  Et comment dire l’horreur de la plus abjecte des violences?  Comment  témoigner au plus prêt, si ce n’est dans une langue qui porte les stigmates de cette violence.

La lettrasse morte dans l’herbe, dans la poussière, amputée, poignardée, violée, l’avant-coureur de la nuit noire avait perdu son droit de prononciasser ni non de nominasser, cela de soit allait, cela d’un immanquable soi allait.

Comme le corps et l’esprit du narrateur le sont, sa langue est fracturée, violentée.

J’écrisse à l’intérieur de ce néant, à l’intérieur de ma petite mortasserie à moi.

Ces torsions dans la langue abondent en sens.  Le narrateur n’écrit pas, il écrisse.  Car pour bien rendre l’horreur de ce qui est écrit, il faut faire entendre cette plume qui crisse sur le papier, faisant pendant à cette horreur.  Le docteur est le dicteur, car il rappelle le dictateur dans l’emprise qu’il a sur le malade mais aussi celui qui dit comment dire à ce dernier.  Hitler est le grandgrand’frère car le danger du Führer est moins dans sa cruauté que dans la séduction protectrice, presque familiale, sous laquelle il la dissimule.  Les temps eux-mêmes sont réinventés.  Comme la mémoire du narrateur hoquette entre les terreurs de son imagination et celles de son réel, il faut mêler l’un à l’autre dans la grammaire même.

La forme grammaticale du conditionnel de la subjonctivité deux s’utilise pour exprimer ce qui aurait pu se passer si vous ne l’aviez pas déjà imaginé.

Moi je ne suis plus, j’ai eu-t-été.

Et puis, comment dire ce qu’on nomme « l’indicible »?  Comment dire dans la norme, ce qui s’en distancie tant?  S’en contenter, se vautrer dans l’illusion communicante, c’est se vouer à l’échec, se condamner à l’autre illusion du progrès.

Parce que si chacun ne fait qu’à sa propre tête à lui on ne se comprendra plus rien et alors on ne se pourra plus communiquer et alors il faut se soumétaster aux normes comme tout le monde et que c’est bien que tu le falasses et qu’il faut coninuetiter, et que c’est de la vraie progresserie.

Dire l’horreur avec les mots de la norme, c’est normer l’horreur.  Travestir, transgresser, déformer, donc.

Je suis violasseur de notre bébelle languière et décannasseureur de votre gracieuserie.

Andréas Becker réussit génialement le pari de nous dévoiler progressivement l’histoire bouleversante du narrateur par les effets de dédoublements de celui-ci et les déformations de sa langue.  Ceux-ci, mieux qu’y étant inscrit, y participant.  Nul artifice donc, mais la forme qui fait pleinement sens.  Avec une force inouïe, il nous rappelle, si besoin en était, qu’une part de la réalité ne peut accéder au dire que par la poésie.

J’ai fait des momots comme j’ai pu.

Andréas Becker, L’effrayable, 2012 (sortie prévue le 23/08/2012), La Différence.

On signalera également ceci qui préfigure magnifiquement l’oeuvre.

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