« Les Adages » de Erasme de Rotterdam.

ErasmeImaginons.  Vous êtes européen, aisé sans l’être trop, disons « classe moyenne ».  Vous avez réussi un parcours scolaire classique et disposez d’un cerveau de base.   Imaginons maintenant que vous vous intéressiez, que sais-je? à l’usure par exemple.  Vous vous dites que c’est à la mode.  Que c’est un sujet dont on pourrait vous parler un soir, lors d’un « dîner en ville », et qu’il serait intéressant de pouvoir ne pas, à cette occasion, passer pour un idiot.  Imaginons même, qu’indépendamment de tout but directement saisissable, votre intérêt ne soit que de l’ordre de la connaissance.

Hé bien, en dépositaire « normal » des temps et de la culture dont vous êtes le prolongement, vous saurez que l’usure est un truc vieux comme le monde.  Que ça touche au temps et à la manière dont l’homme s’en est saisi.  Que l’usure, c’est acheter ou vendre du temps.  Que la religion s’en est saisi aussi et qu’elle a organisé avec l’usure des rapports qui touchent autant à l’économique ou le politique qu’au métaphysique.  Vous saurez probablement en bon « judéo-chrétien » que cette question du rapport au temps fut au moyen-âge l’occasion de débats passionnés dont protestantisme et luthéranisme sont d’infimes conséquences.  Peut-être saurez-vous aussi, cette fois en tant que « judéo-chrétien ouvert sur le monde »,que l’Islam n’envisage pas ce rapport au temps de la même manière.  Que le Coran interdit l’usure en faisant le pari de l’organiser.  Etcetera… Vous savez donc plein de choses, que vous organisez plus ou moins bien, selon votre niveau de fatigue, vos envies, conceptions ou intérêts.

Et c’est tout.

Et puis vous ouvrez « Les Adages ».  Le réflexe est neuf mais déjà bien ancré.  On vous parle d’un truc et hop : Erasme.  Vous l’ouvrez donc.  Et au lieu (car  « Les Adages » sont fait de lieux) « Usure », vous trouvez cinq adages.  Vous découvrez qu’une loi antique ordonnait que l’insolvable soit livré à son créancier pour payer avec son corps ce qu’il ne pouvait payer avec son argent, que l’endetté, en s’endettant, doit plus que ce qu’il peut rembourser, son âme même.  Vous découvrez que « l’intérêt court plus vite qu’Héraclite ».  Vous y lisez que les Perses avaient lié dette et mensonge, la première contraignant au deuxième.  Vous apprenez que si l’emprunteur ne rougit qu’une fois, au moment où il contracte sa dette, il pâlira à chaque retour de l’échéance.  Vous y croisez Donat, Térence, Aulu-Gelle, Plutarque, Automédon, Homère, Strabon, Eustathe, Suidas.  Vous y riez aussi.

Le plus heureux qui soit : celui qui ne doit rien.

Un degré au-dessous, c’est pour le célibat?

Un peu plus bas après : ne pas avoir d’enfant.

Et si – grande folie ! – on a pris une femme,

Voici le seul bonheur qu’on peut encore avoir :

Que le sort veuille bien mettre femme au tombeau

Nous laissant de la dot l’entière jouissance.

Vous y trouvez autre chose donc, qu’il ne vous avait pas semblé pouvoir trouver autre part.  Vous y trouvez ce que vous n’auriez pas même imaginé pouvoir chercher.  Un pont.  Un enracinement.  Un immense rhizome.

Alors oui, cela a un prix.  Et pour ce prix, on peut s’acheter (presque) ça, ou ça (mais que pour un mois) ou encore ça (mais que pour une nuit) entre autres exemples tirés d’une époque « riche » en possibilités.  Mais ces cela (quoique les discours les vantant s’échinent à les faire passer pour plus qu’eux-mêmes) ne restent que des cela.  « Les Adages », eux, sont un espace de possibles, d’ailleurs.  Le lieu d’autres lieux.

Erasme de Rotterdam, Les Adages, 2011, Les Belles Lettres.

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