« Les clients ayant acheté cet article ont également acheté… »

Quand on lit de près l’œuvre d’Heidegger, comme quand on « pratique » régulièrement tout grand philosophe, on constate que s’y logent des insinuations, des « piques », des oppositions à des constructions philosophiques de son temps avec lesquelles il entre en désaccord. Souvent transparent quand il s’agit de rompre avec une tradition bien établie et célèbre (Kant, par exemple, pour ce qu’il en est de Heidegger), le philosophe se fait au contraire bien plus allusif, plus voilé, quand il réserve des critiques à ses contemporains. Et souvent alors, celui qui reçoit aujourd’hui l’œuvre recouverte de son aura d’autorité n’y discernera plus que ce qui y tranche dans l’histoire de la philosophie, sans plus y déceler instinctivement qu’elle s’est construite sur un fond d’intenses débats. Le chef-d’œuvre paraît alors germer du principe du temps lui-même, d’une suite de moments « historiques », dont il serait alors lui-même une instanciation, paradigmatique mais sans époque.

Ainsi, pour Heidegger, retient-on spontanément, au sein de ses textes mêmes, qu’il reprend Kant, qu’il revient à Parménide, qu’il s’ancre dans Duns Scott ou qu’il dit dépasser les apories hégéliennes, mais rarement qu’il le fait en regard du contexte intellectuel de son temps – on ne parle en aucun cas ici du contexte politique, dans lequel, bien entendu, il s’inscrit aussi, mais ce n’est pas le sujet. Comme on en trouve pourtant d’innombrables traces au sein de ses travaux mêmes, il est au moins autant produit d’une histoire avec laquelle il prétend rompre que d’une époque dont il partage les soucis. Comme celles des « néo-kantiens », celles de l’école de Marbourg, des husserliens fidèles au Maître, ou des adeptes de la philosophie anthropologique, auxquelles Heidegger fait parfois aussi discrètement que sournoisement référence, l’œuvre heideggérienne est pétrie des doutes et des terreurs de son époque. Et ce n’est que quand on se saisit de ces autres textes, tels ceux de Cassirer, de Plessner ou de Natorp, que l’on comprend que la géniale théorie du Dasein heideggérien jaillit d’un contexte plus terre-à-terre qu’il n’y paraît de prime abord, qui n’est pas sans rappeler l’actuel. Le bouillonnement intellectuel duquel sourd Heidegger (mais aussi, donc, Cassirer, Plessner, Natorp, Max Scheler ou Hermann Cohen, par exemple) c’est celui de la méfiance à l’égard de la science. C’est celui issu de la boucherie de 14-18 qui atteste brutalement que la science peut mettre fin, en masse et insidieusement, à la vie humaine. C’est celui de la théorie de la relativité qui opère une césure radicale entre la perception humaine et ce que démontre implacablement la science. Et c’est face à ce double danger, toujours bien prégnant – une science qui abolit l’homme, une science qui lui interdit l’accès au réel – qu’Heidegger, et Cassirer, et Plessner, et Natorp et d’autres de ses contemporains, ont tenté d’élaborer des structures conceptuelles valides. Isoler Heidegger dans l’Histoire, c’est bien mal rendre grâce à son immense génie. On substitue ainsi à la réalité du sempiternel débat, jamais achevé, toujours fertile, l’illusion d’un progrès rédempteur qui enchâsse l’idée dans le souhait, et la possibilité, d’un toujours-mieux.

Si, dans le moteur de recherche d’Amazon, vous saisissez « Être et temps Heidegger » et vous intéressez à la fameuse rubrique « Les clients ayant acheté cet article ont également acheté », vous ne trouverez aucune mention d’un quelconque livre de Ernst Cassirer, de Helmuth Plessner, de Max Scheler, de Paul Natorp ou de Hermann Cohen… Sur la page Wikipedia réservée en français à Être et temps, les noms ci-dessus sont juste cité à une reprise dans une des rubriques de bas de page (la rubrique « Critiqué par » ou « Influencé par », hormis Scheler qui est cité une fois dans le corps de l’article et Cohen… dont le nom n’est pas même repris). À l’heure où nous déléguons de plus en plus nos recherches et nos achats à la puissance algorithmique, il est frappant – et inquiétant – de constater à quel point elle peut nous enfermer, si nous n’y prenons garde, dans un monde débarrassé de sa complexité…

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