« Les Gens de Seldwyla » de Gotfried Keller

Imaginez qu’en bon francophone qui se pique de lettres vous remarquiez, au cours d’une conversation, que votre interlocuteur germanophone – qui se pique de lettres également – ne connait pas même le nom de Balzac, ou de Flaubert, ou de Stendhal. Immédiatement le crédit que vous lui portiez s’effondrerait. Il est de ces noms dont on sait certes qu’ils appartiennent bien à un cadre culturel ou linguistique donné mais dont on n’imagine pas qu’ils ne puissent être partagé par l’ensemble de ceux qui, de par le monde, s’intéressent avec sincérité aux faits de culture ou de langue. Pour le locuteur français cultivé, Balzac, Flaubert ou Stendhal font partie du socle commun et la méconnaissance de l’un de ceux-ci par un locuteur germanophone cultivé lui paraîtra proprement incompréhensible. Ce qui n’empêche nullement ce même locuteur francophone d’ignorer avec superbe qu’il ignore un pan gigantesque de la culture allemande. Dont Gottfried Keller est l’une des pierres d’angle.

Le récit de cette histoire serait une réplique stérile si elle ne reposait pas sur un fait véridique qui démontre combien chacune des intrigue à la base des grandes œuvres du passé est profondément enracinée dans la vie réelle. Le nombre de ces intrigues est modeste ; elles ne cessent pourtant de se présenter sous de nouveaux atours qui nous invitent à les consigner.

Seldwyla est une cité imaginaire suisse, avec ses lieux convenus, ses coutumes, ses injustices et, surtout, des habitants pour les incarner. Et c’est parmi ceux-ci, sur ce fond terriblement petit-bourgeois, que Gottfried Keller va faire éclore des personnages et des destins qui trancheront, dans le décor de Seldwyla comme dans celui de la littérature allemande du dix-neuvième siècle. Un boudeur qui renonce à la bouderie en chassant un lion, une femme qui prend d’une main de fer la tête des affaires délaissées par son mari, un couple d’amoureux qui rejoue au milieu des champs le drame shakespearien de Romeo et Juliette, si Les gens de Seldwyla démontre bien qu’une ville entière d’être injustes ou insouciants peut subsister malgré le changement des époques et des relations, il prouve aussi qu’y peut germer ce qui cherche à y échapper.

Tour à tour tragique ou comique, les tableaux successifs que peint Gottfried Keller sur ce fond de convenances ne font jamais dans le démonstratif. S’il y a bien contraste entre les gens de Seldwyla et les quelques « héros » dont il croque les destins, l’auteur suisse n’oublie jamais qu’ils en proviennent et que leur différence procède d’un rien dont personne – ni eux-mêmes, ni la communauté seldwylienne, ni sans doute l’auteur – ne maitrise les tenants et aboutissants. Il y a une sorte de « c’est comme ça » dans la prose de Gottfried Keller. Mais un « c’est comme ça » qui n’est jamais défaitiste ni inquiet. Un « c’est comme ça » qui rend compte avec une magie rare de la grandeur tragique et de la faiblesse comique qu’il y a à être humain. Entreprise réaliste s’il en est, l’œuvre de Gottfried Keller est considérée en langue allemande comme un immense monument littéraire. Il est grand temps que le lecteur francophone s’y plonge.

Gottfried Keller, Les Gens de Seldwyla, Zoé, trad. Lionel Felchlin

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