« Les Lionnes » de Lucy Ellmann

Avec Les Lionnes, Lucy Ellmann nous plonge dans l’esprit d’une mère de famille de quatre enfants. Elle était professeur dans une mauvaise université. Elle est mariée à Léo, professeur brillant, père et époux attentionné. Elle cuisine des tartes qu’elle vend à des restaurants. Elle est en rémission d’un cancer qui a grevé leur budget. Elle a une relation tendue avec sa fille la plus âgée, issue d’un premier mariage. Elle pense souvent à sa mère, décédée des suites d’une longue maladie. Elle se méfie de Ronnie, qu’elle voit un peu trop souvent à son goût roder dans les environs. Et surtout elle pense. Elle pense en continu. Chaque instant, chaque geste, chaque micro-évènement, chaque « fait » est l’occasion d’une réflexion. Comme une pelote dont on aurait tiré un fil, la narration nous emporte dans l’écheveau d’une pensée bien moins « à l’emporte-pièce » qu’il n’y paraît au premier abord.

je pense par spirales, spirales vertigineuses

Systématiquement entamées par la formule « le fait que », les phrases de notre « héroïne du quotidien » dessinent peu à peu des motifs qui se recoupent l’un l’autre : l’indignation devant les turpitudes de Trump, l’inquiétude face à la réalité toujours plus prégnante du dérèglement climatique, ce qu’est une bonne tarte, des moments de cinéma, les souvenirs de sa mère et son père, l’enchevêtrement des mots et des significations. Va-et-vient entre le vécu et le fictif, entre le personnel et l’universel, le proche et le lointain – mais toujours au plus près de qu’est un « fait » – cette plongée vertigineuse dans la pensée d’une mère au foyer de l’Ohio nous enserre dans les portraits conjoints de cette femme et de l’Amérique de nos jours.

Ce qu’on loue chez les poètes, la lionne l’avait déjà : chaque muscle exercé en vue de pas précis, chaque sens à l’affût du vent, du clair de lune et des autres créatures, proies ou rivales.

Souvent les textes très charpentés formellement, a fortiori quand, comme dans ce cas précis, ils reposent sur la répétition d’un même motif, s’épuisent sur la longueur. La grande force de l’auteure est d’avoir réussi ici à ménager la force et la radicalité d’une procédure avec l’intérêt d’une narration. Un peu comme si elle avait tenté – et réussit – à concilier l’exigence et l’originalité de la poésie avec la tension inhérente du récit. D’une sonorité l’autre – car c’est bien le son qui paraît, d’un mot l’autre, guider la dérive intérieure de notre mère de famille – on progresse ainsi dans une histoire dont l’intérêt n’est jamais oublié. Et une telle expérience est suffisamment rare que pour ne pas être nommée exceptionnelle…

Lucy Ellmann, Les Lionnes, Le Seuil, trad. Claro.

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