« Les Lumières radicales » de Jonathan I. Israel.

Les Lumières radicales seraient ce mouvement d’idées disparate mais reconnaissable comme tel qui aurait émergé aux alentours de la moitié du dix-septième siècle pour amener à l’orée de la révolution française. Le développement dit des Lumières proprement dites n’en serait qu’une forme vulgarisée et consolidée. Refus de la Révélation, soumission de la théologie à la philosophie, condamnation de la superstition, promotion des idéaux démocratiques, défense de la tolérance, refonte du dualisme cartésien : nombre d’axes de réflexion autour desquels tournent ces lumières radicales. Dont toutes seraient, de près ou de loin et par delà leurs origines géographiques, liées au spinozisme. Spinoza lui-même, l’instigateur et figure cardinale, d’autres figures connues telles Bayle, Diderot, Huygen ou Boyle, d’autres moins célèbres comme van den Enden, les frères Koerbagh, Gianone, Price ou Van Leenhof seront les figures marquantes d’un mouvement qui aura essaimé dans toute l’Europe et aura engendré autant d’intérêt que de farouche opposition.

Mettre en question le fait que des idées et des écrits puissent engendrer des révolutions et détrôner des rois – ce qui a été l’un des passe-temps favoris de l’historiographie de ces dernières années – peut sembler astucieux à première vue, mais se révèle à l’examen aussi peu solide que l’idée selon laquelle les grands évènements historiques peuvent n’avoir que des causes légères, transitoires, accidentelles et non nécessaires. Le premier principe de la science est de chercher pour chaque effet une cause qui lui corresponde, et c’est là aussi sans aucun doute l’essence de toute interprétation historique valable.

L’un des immense mérites de ce grand livre, devenu classique dès sa sortie en 2005, est d’abord de décentrer la question des lumières des autels nationaux sur lesquels on la posait. À la lumière de leur généalogie, les idées des lumières paraissent bien moins se développer conformément à des frontières, qu’elles soient allemandes, anglaises, néerlandaises ou françaises, qu’au mépris de celles-ci. S’y révèle bien plus une communauté transnationale d’intérêts intellectuels que des particularismes nationaux. Mais aussi, Jonathan Israel nous dresse un portrait absolument fascinant de réalisme de la façon dont des idées d’abord censément réservées à une élite peuvent petit à petit s’épandre, en inséminer d’autres, pour enfin prendre corps dans des gestes qui fabriquent aux idées de départ un cadre auquel plus rien n’échappe. L’étude minutieuse de l’historien nous emmène sur le chemin qui mène du cerveau d’un penseur d’avant-garde jusqu’au geste inconscient des gens du commun.

Alors que l’objet même de son propos est de dépoussiérer une conception rigide, nationale et unitaire du phénomène des Lumières, on peut se demander si l’auteur ne retombe pas parfois dans les travers auxquels il prétend s’opposer en déclarant faire reposer l’essentiel de la généalogie des Lumières sur le personnage et la pensée de Spinoza. Plus enclin à documenter dans leurs moindres tours et détours les multiples façons dont voyagent les idées dans le temps et l’espace, il paraît s’être ainsi moins inquiété de ce qu’étaient précisément ces idées. Son obsession à ramener le philosophe néerlandais à une forme de prétendu naturalisme – Israel indique très souvent que « Dieu », dans le chef du renégat juif, signifierait « nature » – ou le peu de cas qu’il fait de la cinquième partie de l’Éthique – alors que les parties précédentes sont exposées précisément, la cinquième est ramenée d’un revers de main à son « obscurité » – lui dessine effectivement à peu de frais un destin de père des Lumières. La théorie de la substance de Spinoza ne prétend pas abaisser Dieu à un concept prédéfini de la nature, ni ne cherche à élever cette seconde à un statut qui remplacerait un concept de « Dieu ». Spinoza « étend » Dieu. Sa théorie est déiste, non athéiste. Paradoxalement, la tentative parfois un tantinet « unitariste » de Jonathan Israel est à ce point documentée, elle dépeint le monde des idées dites « radicales » de la seconde moitié du dix-septième siècle avec un tel réalisme et une telle ampleur qu’elle reste un monument de l’histoire des idées. Un peu comme si son livre était parvenu à exister par lui-même, par devers les intentions de l’auteur…

Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Éditions Amsterdam, trad. Pauline Hugues, Charlotte Nordmann & Jérôme Rosanvallon.

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