« L’Homme » de Arnold Gehlen.

L’originalité – et la radicalité – de l’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen est, tout d’abord, de rompre avec les schémas classiques d’explication de ce qu’est l’être humain, de ne plus inféoder sa compréhension ni au strict métaphysique (l’homme est créé par Dieu et sa différence et sa « raison d’être » en résultent) ni au strict biologique (l’homme « descend du singe », sa différence résulte naturellement de l’évolution). Selon le penseur allemand, envisager la particularité de l’homme relativement au transcendantal ou à l’évolutif (dont il ne se propose évidemment jamais de nier le désir vers l’un ni la scientificité de l’autre) revient à la manquer. Toutes les tentatives en ce sens laissent un reste. Arnold Gehlen se saisit alors pleinement des évolutions les plus à la pointe de la science (de la linguistique à la psychologie) pour faire droit à la spécificité humaine.

L’homme ne vit pas, il conduit sa vie.

L’inhabituelle longueur de ce que l’on appelle l’immaturité chez l’enfant humain au regard des autres espèces permet, au lieu de valider une certaine idée commune de l’inadaptabilité humaine, de montrer en quoi cette déficience forme elle-même une partie du processus spécifique de l’humain. Si les mouvements de l’enfant humain ne sont pas « achevés » à la naissance, ou s’ils paraissent mettre, comparativement aux autres espèces, beaucoup plus de temps à « s’achever », c’est peut-être précisément parce qu’ils ne doivent pas s’adapter mais acquérir une disposition à l’adaptation. Autrement dit, et en l’exemplifiant, là où il sera vital pour un éléphanteau de s’adapter au plus vite – en quelques jours – pour suivre le pas de la horde sans la ralentir, pour réagir à son environnement, il sera vital pour l’enfant humain d’apprendre, en connexion avec d’autres membres de son espèce, à ne pas s’adapter à un seul pour parvenir à malléer une immense diversité d’environnements. Là où l’animal apprend à réagir, l’humain apprend à agir. Là où l’animal est dans un milieu, l’homme se situe dans un monde.

Déficient de nature, l’être humain se doit d’artificialiser celle-ci pour s’y construire un espace vital. L’homme n’est ainsi l’homme que parce que – via un procédé qu’Arnold Gehlen nomme le délestage – il a appris, et continue à apprendre, à réduire le contact immédiat avec le monde présent factuel. Ainsi le langage, phénomène-clé qu’instancie la pensée autant que celle-ci est l’attestation du langage, et qui comporte la possibilité d’une activité qui ne modifie rien dans le monde factuel des choses, forme-t-il tout à la fois une trace, un besoin et un principe paradigmatiques de la spécificité humaine.

Dans ce très grand – et irrésumable – livre, où la science n’est jamais rejetée mais réappropriée par la philosophie, l’anthropologue allemand nous prouve que faire droit à la spécificité humaine n’est pas incompatible avec la reconnaissance d’autres spécificités égales en droit. La spécificité n’est ni la supériorité ni la légitimité. En ces temps où les résultats de l’action humaine posent plus que jamais question, et où l’on cherche souvent un peu vite à la neutraliser soit en la culpabilisant, soit en faisant fi de son altérité, la grille de lecture qu’il offre nous paraît absolument incontournable. L’accent qu’il met sur l’agir humain, non en tant que geste possible mais en tant que pratique constitutive de son être, permet de saisir avec une acuité nouvelle certains des paradoxes les plus tenaces de notre espèce. Notre excédent impulsionnel ne nous pousserait-il pas plus au risque qu’à nous en abstraire? La conservation de l’espèce n’est-elle pas, plutôt qu’un but, une fin, visée pour elle-même ou inconsciente, qu’un résultat dérivé? Une fois cernées ces spécificités de l’homme, et déconstruits les schèmes conceptuels plus que réels qui nous les dissimulaient, nous pourrons alors peut-être, enfin, mieux compris de nous-mêmes, œuvrer à sauvegarder ce qui abrite notre extraordinaire inventivité.

Arnold Gehlen, L’Homme. Sa nature et sa position dans le monde, Gallimard, trad. Christian Sommer.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/lhomme-de-arnold-gehlen/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.