« L’imposteur » de Javier Cercas.

ImposteurEn juin 2005, un jeune historien révélait que Enric Marco, icône nationale antifranquiste, symbole de l’anarcho-syndicalisme, emblème de la puissante association des parents d’élèves de Catalogne et charismatique président de l’Amicale des anciens déportés du camp de Mautausen, était un imposteur. Son passé de trublion de la dictature, de déporté, de courageux combattant du fascisme était inventé de toute pièce. Le scandale fut considérable et dépassa largement les frontières de l’Espagne.

si la littérature peut servir à sauver un homme, honneur à la littérature ; si la littérature ne sert que d’ornement, merde à la littérature. 

Comme chacun questionné par cette imposture retentissante, Javier Cercas atermoya longtemps avant de s’en saisir. Dans L’imposteur, nous suivons conjointement le récit de cette exceptionnelle aventure de Enric Marco qu’est l’élaboration de son propre personnage et le récit de sa relation par Javier Cercas. Au fur et au mesure de la création de cette fiction qu’est devenu Enric Marco, nous lisons ainsi les doutes, les revirements, les profonds questionnements qui ont essaimés chez l’auteur pendant sa rédaction. Qu’est ce que le mensonge? Qu’en est-il de son rapport avec la fiction? Qu’est ce que la mémoire? Mentir peut-il être bien? Toutes questions, et tant d’autres, qu’éveille en lui l’extraordinaire mystification d’un homme dont il sent qu’il n’en a pas toujours fini de vouloir tromper, en cela compris son propre « biographe ».

Il dit.

Si le récit des faits, comme celui des doutes dont il s’agit de les exhumer – car les faits sont toujours tissés de doutes – sont proprement passionnants, ainsi que les inévitables rapports que la mystification entretient avec la pratique du roman (qu’il soit « avec ou sans fiction »), L’imposteur pêche parfois par le manque d’entrain avec lequel son auteur porte certains coup de butoir. Comme s’il avait peur de les asséner vraiment.

le chantage du témoin était plus puissant que jamais, parce qu’on ne vivait pas dans un temps d’histoire, mais dans un temps de mémoire.

La personnalité d’Enric Marco peut certes être éclairée par la psychologie. Et les raisons de ses mensonges peuvent évidemment trouver à s’expliquer dans une psyché tourmentée ou un passé l’exposant à la fragilité. Mais la psychologie – sinon peut-être celle des foules – n’explique en rien les raisons de son succès. Aussi intéressant que soit l’immersion dans les « profondeurs de l’âme » de l’affabulateur, elle ne répond jamais à ces questions : pourquoi a t’il été cru? ; et surtout : pourquoi la révélation de son imposture fit-elle à ce point scandale?

Si cette première question est abordée à quelques reprises, mais timidement et par l’entremise des rapports que cette question entretient avec la pratique romanesque, jamais la deuxième ne semble être réellement prise à bras le corps par Cercas.

De même que la déjà vieille industrie du divertissement a besoin de s’alimenter du kitsch esthétique qui offre à celui qui le consomme l’illusion de profiter de l’art authentique sans lui demander en échange de faire aucun des efforts que cette jouissance exige, ni de s’exposer à aucune des aventures intellectuelles, ni à aucun risque moral qu’elle suppose, la nouvelle industrie de la mémoire a besoin de s’alimenter du kitsch historique qui offre à celui qui le consomme l’illusion de connaître l’histoire réelle tout en lui épargnant le moindre effort, et surtout les ironies et les contradictions et les troubles et les hontes et les horreurs et les nausées et les vertiges et les déceptions que cette connaissance lui apporte : rares ont été en Espagne ceux qui ont fourni la marchandise toxique et gourmande de ce kitsch […] avec autant de pureté et d’abondance que Marco, et c’est ce qui peut expliquer le succès fabuleux ou une partie de ce succès fabuleux que ses récits ont rencontré.

Certes Marco a menti. Certes le mensonge, quand il n’est pas entouré de procédures communément admises, peut être légitimement reconnu comme nocif. Mais pourquoi ce mensonge là, l’usurpation de la qualité de rescapé de camp de concentration, nous paraît-elle la plus ignominieuse? Pourquoi est ce ce mensonge-là, précisément, qui fait de lui un impardonnable, presque un intouchable? Alors que l’auteur déploie l’éventail des questions que soulève le cas Marco, en prenant position et en assumant son rôle moral, il bute sur celle-ci. Comme s’il en avait conscience, en s’arrêtant à son bord. Comme par peur ou gêne.

Le romancier peut tromper, mais pas vous.

Marco est un homme de l’écrasante majorité qui dit oui. Mais qui a compris aussi que cette même majorité n’admire rien autant que son plus exact opposé et que ce qu’elle élève en image héroïque, ce sont ceux qui ont dit non. Et cet homme a désiré s’inventer lui-même cet être qui dit non. Et ce qui l’y a aidé n’est rien d’autre que la crédulité de cette majorité, assoiffée qu’elle est de trouver, s’il le faut dans ses contraires, ce qui l’extirpe sans risque de sa bêlante et désespérante docilité.

Une noble défaite n’est-elle pas l’aspiration ultime d’un écrivain?

Javier Cercas, L’imposteur, 2015, Actes Sud, trad. Elisabeth Beyer & Aleksandar Grujicic.

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