« Mon musée de la cocaïne » de Michael Taussig.

 

Alors que le monde vacille sous les effets de l’autodestruction politique et écologique dans laquelle il s’est engagé, nous avons besoin d’éprouver un étonnement sans cesse renouvelé au sujet des réalités matérielles de l’Être

À Bogota, dans le musée de l’Or de la Banque de la République de Colombie, l’or est exposé en tant que matière façonnée et seulement comme telle. Ce sont des objets, aussi finement ouvragés soient-ils qui ne sont là qu’en tant qu’objets. Mis en contexte quant aux critères esthétiques et géographiques auxquels ils sont rattachés, ils sont déconnectés des conditions réelles de leur production. Leur façon émerveille alors d’autant plus qu’ils paraissent arrachés des actes concrets qui les ont produit. L’or peut alors continuer à briller de tous ses feux.

L’écriture n’est qu’une autre manière de montrer les crocs.

En contrepoint de ce musée destiné à n’exposer que des artefacts séparés des causes et conséquences matérielles et sociales (et politiques et psychologiques et religieuses et…) qui les ont vu naître et prospérer, Michael Taussig cherche à construire, via ce livre, un musée qui ne coupe pas l’objet de la main qui le bâtit. Ce sont les conditions d’extraction du matériau aurifère qui sont alors détaillées. La misère qui les soutient. L’esclavage qui les permet. Et, en parallèle, celles d’un autre matériau, moins encensé mais tout aussi emblématique : la cocaïne.

Mon Musée de la cocaïne n’est pas à lire que comme la remise en perspective sexy et bordelique de ce qui fut longtemps – et le demeure encore dans nos subconscients – la pierre de taille du développement économique capitaliste. Le livre de Taussig, en semblant parfois faire feu de tout bois (on y cause de pierres, d’îles, de cartes, de prison, de Gorgone, de Benjamin, de miasmes, de Bataille, de pirate, de paresse, etc.), tente, avec autant de brio que d’intelligence, de construire une nouvelle esthétique à ces décloisonnements fondamentaux que l’anthropologie propose, sous l’impulsion de précurseurs comme Roy Wagner ou William Cronon. Ce que propose le Musée de l’Or de Bogota était un récit. Un récit dont la teneur ne résiste plus aux nouvelles grilles d’analyse. Mais, pour achever, oeuvre oh combien nécessaire, d’en abattre les présupposés, il convient de raconter un autre récit. Et un nouveau récit n’est rien sans de nouvelles mises en forme.

Comment pouvons-nous présumer qu’un morceau de terre est extérieur aux institutions humaines? Nous nous obstinons néanmoins : il y aurait d’un côté la nature, et de l’autre l’artifice. C’est une vieille rengaine. En premier lieu une nature originelle, puis viendrait la deuxième nature. Une vieille histoire que l’on connait par cœur. Car même si nature et artifice ont toujours existé ensemble, il est plus facile de prendre la terre pour une surface sur laquelle l’histoire humaine et ses lois seraient surimprimées – en particulier les lois relatives aux États et à la propriété, lois dont la carte est une parfaite émanation, la signature de la Chute de l’homme. D’abord la terre. Puis la loi. Afin de proposer une histoire alternative à cette fable persistante, comment pourrions-nous raconter la réalité vraie, la fusion de la loi et de la terre, une fusion qui donne quelque chose de complètement différent tout en préservant, dans une certaine mesure, l’autonomie de l’une et l’autre? Qu’est-ce que la deuxième nature? C’est la question que nous devons nous poser si l’on cherche à définir la nature de la nature. Comment raconter la manière dont la loi et la terre se reflètent l’une l’autre, s’interpénètrent jusque dans leurs fibres, sans oublier ces moments d’épiphanie où elles surgissent séparément, nous prenant alors de court?

Michael Taussig, Mon musée de la cocaïne, 2018, B42 & Éditions de la MSH, trad. Julia Burtin Zortea.

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