« Nœuds de vie » de Julien Gracq

Ce que j’ai souhaité souvent, ce que j’aimerais peut-être encore exprimer, ce sont ce que j’appelle des nœuds de vie. Quelques fils seulement, venus de l’indéterminé et qui y retournent, mais qui pour un moment s’entrecroisent et se serrent l’un l’autre, atteignent, entre les bouts libres qui flottent de chaque côté, à une constriction décisive. Une sorte d’enlacement intime et isolé, autour duquel flotte le sentiment de plénitude de l’être-ensemble.

Répartis en quatre « thématiques » (Chemins et rues, Instants, Lire et Écrire), ces textes de Gracq sont des fragments de prose retrouvés dans le fond Julien Gracq de la Bibliothèque Nationale auxquels l’auteur n’avait pas conditionné l’accès. Souvent en quelques lignes, plus rarement sur deux pages, il y revient sur un voyage, un paysage, sur un texte écrit ou lu, sur un fait d’enfance ou « d’actualité ». Mais jamais l’expression n’en est donnée directe, brute, libre de son interprétation. Avec Gracq, qui sait comme aucun les transformations que peut opérer le langage sur le réel, l’évocation de ce qui déclenche la parole est toujours hantée par le retour que celle-ci permet sur le fait. Ainsi en est-il, par exemple, de sa remémoration, par la géographie, de moments d’enfance qui viennent, une fois remémorés et dits, non seulement éclairer mais aussi fabriquer une nouvelle géographie. Les paysages, les lieux, les souvenirs d’enfance ou de lecture sont toujours médiés mais aussi faits par le langage.

Pendant que je reviens, une phrase trotte dans ma tête et m’obsède, souvenir d’une dictée de l’enfance, tirée sans doute d’un des croquis campagnards de Jules Renard : « Par une route déjà effacée, je retourne au village. » Il y passe la menace, toujours prête à se refermer, du no man’s land de l’enfance, qui s’élargit avec la nuit à perte de vue autour du foyer tiède.

Mais lire ces nœuds, écrits il y a quelques dizaines d’années maintenant, peut aussi résonner comme une forme de prophétie. La défaite de la critique, le désastre environnemental, la foi en l’idéologie, tout dans ces fragments est déjà là de ce qui nous accable aujourd’hui. Non pas comme une suite de vérités dont il assénerait l’inéluctabilité et qui viendraient vérifier un agenda doctrinal, mais comme, tout simplement – mais, diantre, que cette simplicité est rare et nécessaire – l’exercice abouti d’une lucidité.

Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne.

Julien Gracq, Nœuds de vie, Corti

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