« Notre caméra analytique » de Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi.

Notre caméra analytiqueLes images filmées nous provenant du passé ne sont bien souvent regardées – et donc archivées, restaurées, montrées – que relativement à une valeur documentaire. Soit témoins d’une époque (les années 20), d’un événement (la guerre 14-18), ou d’un rapport avec la technique cinématographique elle-même (format, couleur), les images « d’archives » ne paraissent être que ce qu’elles sont. Un impartial témoignage, un bloc compact et objectif dont la signification ne serait plus à trouver en son sein mais dans l’analyse distanciée, surplombante, qui s’en empare.

Ainsi en irait-il à priori d’un film retraçant un voyage aux indes d’une riche et belle jeune femme et de son entourage, dans les années 28-29. Le film, pris dans son sens courant, ne serait jugé « inestimable » que par la valeur de témoignage qu’il recèlerait, et elle seule. Conditions de vie d’une époque, moyens techniques à disposition, état d’une faune, d’une flore, le « film d’époque » ne serait qu’une lucarne vers un monde disparu dont il s’agirait de contempler les restes – ses images – qu’avec le respect du aux chose mortes. Et si, de ses reliques, il s’agissait de tirer une interprétation – les conditions de vie filmées ne témoignent-elles pas de rapports de pouvoirs, d’une colonisation moribonde? -, celle-ci ne serait jamais qu’extérieure, qu’un filtre à y apposer après coup.

C’est d’avec cela que rompent Yervant Gianikian et Angela Ricci Luchi. En se saisissant de ces pellicules fragiles, abîmées, parfois laissant à peine percevoir des restes d’images, ils n’ont pas pour but simplement de les restaurer, d’en « rétablir » l’implacable objectivité – comme si une image avait un jour pu en disposer d’une, originelle. En les remontant, les ralentissant, les recadrant, ils cherchent à en faire surgir ce que leur exposition plate gonflée de notre propre respect pour elles nous dissimulait. Ils y captent des jeux de regards, des gestes, des frôlements, des sourires, des manques, des absences, des disparitions. Loin du catalogue de faits objectifs, ils en font sourde des émotions, des douleurs. Plutôt que simple attestation historique, la pellicule se révèle l’endroit où peut se déceler l’histoire en acte. Sous le vernis « d’époque », sagement rangé sous l’étiquette « document historique », se dévoile alors la violence de la domination des idées, des corps et des peuples.

J’ai ouvert la boîte : c’était la première fois que je touchais de la pellicule 35 mm, et la couleur m’a sauté au visage, c’était une pellicule teintée. Nous ne sommes ni des archivistes ni des restaurateurs – qui ne comprennent d’ailleurs rien à notre travail -, nous cherchons l’histoire en interrogeant la pellicule. Nous cherchons à donner un sens nouveau à ces images, un sens caché, pour y trouver les racines de la violence, des guerres, de toutes les maladies du XXè siècle. Parce que nous pensons que tous les maux du siècle sont contenus dans chaque boîte de pellicule, comme des vipères prêtes à mordre à nouveau.

Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi, Notre caméra analytique, 2015, Post-éditions & Centre Pompidou.

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