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« Nous n’avons qu’une seule terre » de Paul Shepard.

Paul ShepardL’ours était la voix de la terre elle-même.  Alors l’homme, se souvenant que l’ours avait été son mentor, réalisa que lui-même disposait de cette voix, si seulement il parvenait à chanter aussi doucement que l’ours.

Une forme d’idéal presque communément admise aujourd’hui par une bonne part de l’opinion publique « progressiste » (ce truc indéfinissable dont on voit cependant très bien ce qu’il recoupe dès que nommé) est celle du paysan.  Tout à son labour ou ses pâtures, il représente, dans sa version anti-ogm du moins, la forme la plus aboutie d’une communion avec la nature.  Communion à laquelle il s’agirait d’aspirer à retourner et qui forme le paradigme essentiel d’une « écologie » politique.  L’agriculteur-éleveur serait cet habitant d’un Eden perdu auquel revenir forme planche de salut.

L’aube de la civilisation, associée à l’agriculture des origines, est généralement vue comme un vaste lever de soleil avant lequel l’homme vivait dans un crépuscule mental et social, attendant, s’efforçant de devenir pleinement humain.

Mais c’est déjà supposer une vertu à cet instant, dont le paysan bio d’aujourd’hui offre une pâle descendance.

Estimer que faire paître des chèvres et labourer le sol est vertueux, c’est se mentir,

Notre rapport à la terre actuel repose sur cette idée qu’un retour à celle-ci ne peut aller au delà de ce passage du chasseur-cueilleur à l’agriculteur-éleveur.  Ce qui le précède n’aurait aucun intérêt.  Et toute lecture de l’ontogenèse humaine ne pourrait être lue qu’à partir d’un point de départ en deçà duquel rien ne mérite d’être sauvé de l’oubli.  Notre intérêt pour notre propre histoire s’arrête à rebours au seuil du pléistocène.  Au début de ce que nous nommons aujourd’hui la civilisation et qui se confond avec la naissance de l’agriculture.  Alors que nous voyons de nos jours cet instant comme un progrès décisif, il convient peut-être bien de le voir, selon Paul Shepard, comme le moment auquel la notion même de progrès aurait été inventée.  En un subtil mais radical renversement, le passage (lent, tortueux) d’un être de la chasse et de la cueillette à celui de l’élevage devient celui auquel la notion même qui le porte à son climax est inventée.  Et l’humanité en fera son modèle.

peut-être l’humanité a-t-elle sans le savoir adopté une période malade comme modèle de la vie humaine.

Notre idéal de la nature est donc lui-même vicié de ce dont l’homme l’a pollué.  Des plaines sauvages, nous sommes passés au champs entrecoupés de haies.  De l’omnivore conçu pour éprouver la faim (dont elle est une des constituante de sa santé), l’homme est devenu cet être obsédé par la satiété.  Du schéma dans lequel il baignait de toute éternité, il a versé dans le changement perpétuel.  D’un verbe créateur, il a fait une parole d’appropriation, de listes

La taxinomie n’est pas une épée à double tranchant.  Elle a une face coupante et une face émoussée.  Elle est incisive et ouvre les choses sur leurs agencements internes, ou elle les nomme simplement […] elle est simultanément et le roman russe et le bottin téléphonique.

De l’immanence à la transcendance.  Du polythéisme au monothéisme.  De la mythologie à l’histoire.  L’homme agriculteur-éleveur a lui même créé les conditions de l’oubli de ce qui le précédait.  Alors que, comme l’ours, l’homme est par essence toujours sur le fil du rasoir entre le soliloque avec le moi et le choeur avec le groupe, ce qu’il est devenu est un être entièrement plongé dans ses rapports aux autres hommes, tel le loup dans sa meute.  Dans l’oubli désenchanté d’un rapport à lui et de ce qui est « extérieur » à son espèce, il s’est rêvé pur politique.  Et l’importance d’un texte comme celui-ci, rigoureux mais dont l’exigence est aussi « esthétique », est de rappeler que l’écologie précède le politique.  Qu’elle est par-delà.

aucune expérience humaine de la nature n’est immorale […] N’importe quel type de fossé est envisageable – aussi longtemps que coule la rivière.

Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre, 2013, José Corti.

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