« Objectivité » de Lorraine Daston & Peter Galison.

Dans l’esprit du « commun » comme dans celui du « spécialiste », ce qui est scientifique est à ce point accolé à ce qui est objectif que ce dernier terme parait donner la définition du premier : n’est scientifique que ce qui est objectif. Et la chose est supposée à ce point entendue qu’elle ne souffrirait d’exception ni dans le temps, ni dans l’espace, et qu’une possibilité de simple remise en question de ce lien apparemment naturel serait considérée comme une faute morale. Et pourtant, comme pour tant d’autres choses – hé oui, un concept aussi peut être une chose! – l’érection de l’objectivité en principe cardinal de la science est bien le résultat d’un processus, de luttes conscientes ou non, bref d’une histoire…

Toute épistémologie a pour point de départ une inquiétude – celle que le monde soit trop labyrinthique pour se laisser prendre dans les filets de la raison; d’être induit en erreur par des sens trop piètres, un intellect trop faible ou une mémoire défaillante, y compris d’une étape à l’autre d’une démonstration mathématique; d’être aveuglé par les arguments d’autorité et les conventions; que Dieu ne garde pas ses secrets par-devers lui, ou encore d’être trompé par quelque mauvais génie. L’objectivité est un chapitre de cette histoire d’anxieuse anticipation des erreurs possibles et de prise de précautions. Mais l’inquiétude qu’elle combat est différente et plus profonde que les autres. La menace qu’elle cherche à contrer n’est pas extérieure – elle ne provient ni de la complexité du monde, ni d’un Dieu aux voies impénétrables, ni d’un quelconque malin génie. Ce n’est pas non plus une réponse à la vulnérabilité des sens, lesquels peuvent toujours être renforcés à l’aide d’un télescope ou d’un microscope, ni de la mémoire, étayable par des notes manuscrites. La ténacité individuelle contre l’opinion dominante n’est d’aucune aide contre la menace qu’elle s’efforce de neutraliser, car c’est précisément l’individu qui est suspect.

En ancrant leur réflexion dans l’analyse des atlas autres que géographiques réalisés entre la fin du 17ème siècle et aujourd’hui, Lorraine Daston et Peter Galison détaillent comment le scientifique est passé d’un mode de représentation des choses basé sur la vérité d’après nature à celui fondé sur l’objectivité mécanique avant d’envisager celui du jugement exercé ; comment la personne idéale du scientifique a revêtu successivement les oripeaux du sage, puis de l’ouvrier, puis de l’expert ; comment l’image idéale fut d’abord raisonnée, puis mécanique, puis interprétée ; comment la pratique épistémique, d’un idéal fondé sur la sélection et la synthèse a abouti à la reconnaissance des formes, en passant par celui du transfert automatisé ; comment, enfin, d’une ontologie ancrée dans les universaux, on a versé dans le particulier, avant de basculer dans la famille.

Si le livre de Peter Galison et de Lorraine Daston peut d’abord paraître « compliqué » ou réservé aux seuls spécialistes de l’épistémologie, le lecteur intéressé aura vite fait de constater que cette affaire de « spécialistes » se transforme bien vite en un monument de l’histoire de la pensée. Car, via ce biais si précis, ce sont nos inconscients les plus profonds qu’interrogent les deux auteurs. D’où vient notre éthique de l’oubli de soi? Comment rendre compte d’une chose quand on la sait fluctuante, comme le sont aussi les moyens de sa représentation? Doit-on tolérer la volonté, la brimer, ou l’éradiquer, pour atteindre à la chose, si tant est qu’il y ait là quelque chose à atteindre? En analysant scrupuleusement les tenants et aboutissants de la représentation scientifique sur près de quatre siècles, les deux auteurs démontrent combien tout concept, en ce compris celui sur lequel semble se baser tous les autres, est bien une construction. Sans qu’il faille jamais y voir non plus une quelconque adhésion au scepticisme, au relativisme ou au solipsisme, ils démontrent aussi combien, pour nous comprendre, nous avons besoin d’histoire.

L’histoire compte.

Lorraine Daston & Peter Galison, Objectivité, 2012, Les Presses du Réel, trad. Sophie Renaut & Hélène Quiniou.

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