« Le rosier pourpre » de Marcelle Delpastre

L’amour ne dure pas, l’amour est sans lendemain, heureux qui, dans sa jeunesse, devine cette vérité. L’amour tue. Il tue ou il meurt. Le nôtre n’avait pu nous tuer, nous étions trop lâches. Alors il était mort, dans une agonie muette, affreusement lente. Nous lui survivions.

Dans les quelques vingt-cinq nouvelles qui composent ce recueil, un homme, toujours, par jalousie, suspicion ou pour d’autres « raisons » dont on ne saura rien, est bien souvent amené à résoudre par le crime une relation amoureuse. Mais toujours l’homme en question (qui s’assimile au narrateur), comme le lecteur, sont indissolublement intriqués dans un écheveau de réalités qui ne leur permet plus de percevoir avec certitude dans lequel un acte cruel est commis. Un acte de cruauté est commis, c’est certain. Mais l’est-il en rêve, en fantasme, dans l’espace de la narration ou dans un « réel » que partageraient tous les protagonistes, lecteur inclus : le mystère n’est bien souvent éventé – quand il l’est – qu’au dernier mot…

Où trouver des germes qui ne pourrissent pas?

Profondément enracinées dans l’univers du conte, comme dans celui de l’univers rural de son auteure, ces nouvelles sont cependant très loin de n’être qu’une énième émanation de récits de genre assaisonnés à une sauce « locale ». S’il est évident que l’auteure maîtrise à la perfection les connaissances historiques et techniques de ce qu’est un conte, son objet n’est nullement de benoitement s’inscrire dans une continuité qu’elle teinterait alors d’une couleur régionale. Son extraordinaire maîtrise narrative, son sens du rythme, l’étrange originalité de ses histoires servent un projet résolument esthétique. À la cruauté raffinée, dérangeante, jubilatoire, extraordinairement inventive, tant dans ce qui donne fond au récit qu’à la forme dont l’auteur l’habille, l’œuvre surréelle (et non surréaliste) de Marcelle Delpastre s’impose parmi celle qui tranche radicalement.

Il y avait à la fois dans mes souvenirs le poids d’une inévitable nécessité et l’inconsistance d’une aventure dépourvue de sens. Malgré l’acuité sensorielle des images, malgré l’émotion qui me faisait encore trembler; à certains moments d’inquiétude et d’impatience, rien ne gardait même l’apparence de la vérité.

Marcelle Delpastre était originaire du Limousin, où elle a exploité toute sa vie une ferme et où elle est décédée en 1998, dernière habitante de son hameau. Poétesse en occitan, à l’écart des tendances littéraires de son temps, comme elle l’était aussi géographiquement des grands centres d’intérêts culturels, elle était avant tout une immense auteure, qu’il serait ô combien injuste et dommageable de réduire à sa seule composante « exotique ». Merveilleusement différente, Marcelle Delpastre a patiemment et rigoureusement bâti à la littérature une pièce adjacente à celles existantes. De celle, rares, qu’il convient d’habiter*.

Le temps passe. Je ne me sens pas seul. Je parle à des personnes qui ne sont pas. Je ne les imagine pas. Je crois naïvement qu’elles me ressemblent. J’écris. Je me rappelle des choses qui ne sont pas arrivées. J’écarte les marges de la pages comme une trame de soie, j’y crache des paquets de sève et des bouquets de sang. Un jour j’interromprai le jeu et je crierai « À moi! » comme on se réveille au milieu de la nuit pour croire qu’il est jour je lancerai un cri, un seul, mon « message personnel » au milieu des vivants. Car voici : on se crie sur la place publique à l’encan, âme de pacotille, occasion unique, cœur universel à mouvement perpétuel – mon frère humain je te tiens par la main et te dédie mes larmes, avec ce cœur de papier piqué d’une épingle en compensation de ma compassion, vingt francs le petit insigne. J’en viendrai là sans doute. Mais ce n’est pas encore le temps.

Marcelle Delpastre, Le rosier pourpre et autre nouvelles, Plaint Chant.

*le hasard fait que nous sommes quelques-uns, libraires fanatiques du Limousin et de la littérature (sous l’impulsion du meilleur d’entre nous, Andreas Lemaire, libraire génial à Angers) à nous être saisis de cette œuvre majeure. En ces temps de disette littéraire (la dite rentrée ne fait pas un plat), quoi de plus indiqué que l’œuvre de quelqu’un dont le métier consistait, bien pragmatiquement, à nourrir…

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« Dramata » de Hrotsvita.

Le général Gallicanus, païen, reçoit la main de Constantia, la fille de l’empereur Constantin, avant d’aller combattre les Scythes. Mais cette dernière, fidèle chrétienne comme son père, n’aspire à rien d’autre que conserver sa virginité pour honorer son Dieu. Avant le combat, elle confie son futur promis au bons soins de Paul et Jean, ses primiciers.

C’est avec ce drame de Gallicanus que s’ouvre ce volume des œuvres de Hrotsvita de Gandersheim, qui en compte cinq autres : Dulcitius, Calimacus, Abraham, Pafnutius et Sapientia. Chacune de ces pièces qui exalte le martyre chrétien et la virginité ou expose un modèle de conversion, est composée comme une forme de réponse à l’engouement suscité chez certains par les comédies de Térence. Ainsi la moniale de l’abbaye de Gandersheim espère-t-elle regagner aux exigences et joies de l’espérance chrétienne ceux qu’auraient séduit les si habiles – mais si idolâtres – comédies térenciennes.

Comme l’effet d’une fervente prière dépasse celui de l’humaine présomption!

Comme la majorité des grandes œuvres, celle de Hrotsvita connut des fortunes diverses à travers l’histoire. Célébrée de son vivant, puis oubliée jusqu’à l’aube du seizième siècle, elle fut ensuite tour à tour encensée et ignorée jusqu’à atteindre aujourd’hui à une notoriété unanime dans les milieux germaniques et anglo-saxons – alors qu’elle est encore quasi inconnue en français. Icône féministe, exemple du glorieux passé alémanique, origine de la littérature germanique, preuve « rare et précieuse » d’une activité culturelle « digne de ce nom » au Moyen-âge, gage de l’existence d’un théâtre médiéval, la postérité de l’auteure du Xème siècle fut inféodée à nombre de débats idéologiques. La lecture de ses drames – lecture éclairée par un appareil critique objectif et non dirigée par quelque anachronisme que ce soit – est l’occasion de faire retour sur ce qui fut d’abord une extraordinaire aventure formelle. Car c’est bien de cela dont il s’agit chez la géniale moniale : édifier grâce aux ruines formelles d’un fond idolâtre de nouvelles possibilités d’expression à sa foi. Un projet religieux donc, évidemment. Mais un projet religieux pétri dans la connaissance profonde de ce qu’est l’esthétique, de son histoire, de ses possibilités et de ses limites. Et qui préserve ainsi, par delà les conditions théologiques de sa survenance, sa remarquable puissance d’évocation.

Hrotsvita, Dramata, Les Belles Lettres, trad. Monique Goullet.

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« Machina memorialis » de Mary Carruthers

Dans Vie et miracles de Benoît, l’un des ouvrages – composé en 594 – les plus lus du Moyen-Âge, Grégoire le Grand nous conte l’histoire d’un moine qui, « ayant cédé à l’instabilité », décide de quitter le monastère. À peine sorti, il trouve devant lui un dragon. Saisi d’une immense terreur, il commence à hurler « Au secours! Au secours! Le dragon va me dévorer ». Les frères accourent mais ne voient aucun dragon. Le moine décide de rentrer dans le monastère et fait le serment de ne jamais plus le quitter.

Dans notre univers moderne, cette vision du dragon serait analysée soit en termes de réalité, soit dans des termes psycho-symboliques. Soit le narrateur expliquerait que le moine voit quelque chose que les autres ne voient pas et exprime par là une divergence quant au statut réel de celui-ci, soit il ferait sourdre cette différence du psychisme même du moine. Mais dans un cas comme dans l’autre, que ce dragon soit dès son origine dépouillée de statut réel ou qu’il n’en acquière qu’un minimal, dit alors « mental », nous nous accorderions aujourd’hui sur sa non-existence. Dans le récit de Grégoire le Grand, n’est contesté à aucun moment le caractère réel de ce dragon. Car, si ni le moine, ni les frères, ni le narrateur ne s’interroge sur son existence, c’est parce que celle-ci n’est pas questionnée selon nos modes contemporains.

L’existence du dragon n’est ni psychique ni objective : elle est sociale.

Alors que nous voyons aujourd’hui la mémoire comme une forme de support dans lequel l’intellect – duquel la mémoire serait alors, en quelque sorte, radicalement séparée – viendrait puiser pour s’étoffer, Mary Carruthers nous dévoile un Moyen-Âge où mémoire et « inventio », images et mots, mises en page et méditation s’interpénètrent sans cesse. L’image d’un dragon, le grotesque cru d’un conte, l’architecture d’un cloître, l’ornementation d’une colonne, tout cela ne fonctionne pas uniquement selon le modèle de ce que nous nommons « symbole ». Tout cela n’est pas que chargé de faire signe vers quelque chose d’autre auquel l’expédient ainsi trouvé n’ajouterait qu’une sorte de marquage allégorique. À proprement parler, l’image, le grotesque, l’architecture, l’ornement fabriquent. Ils ne font pas qu’indiquer, ils font. L’instrument mnémonique n’est pas là que pour rappeler ou activer, il est partie prenante – et pensé comme tel – d’un ensemble qui dépasse de loin le cadre individuel d’une construction psychique.

Le dragon dont question ci-dessus existe comme marquage mnémotechnique (comme tout fait sortant de l’ordinaire, voir un dragon aidera à se remémorer les faits auxquels sa vision est accolée) mais aussi comme fait social. Il existe pour chacun car il s’érige sur un fond communément partagé. Fond commun dont il rend compte et dont il actualise ainsi un avenir possible. Images, mots, architectures, tout s’imbrique dans un ensemble dont les règles de fonctionnement ont bien plus à voir avec la rhétorique que la symbolique.

Mary Carruthers, dans ce livre aussi exigeant que novateur, nous invite à nous dépouiller d’habitudes érigées en certitudes. Par delà la lecture devenue classique du Moyen-Âge via la symbolique, elle nous emmène pas à pas vers celle, plus juste, bien moins anachronique, d’un système médiéval de production d’images et de mots qui fonctionne à l’image d’une machine. Un livre extraordinaire!

Mary Carruthers, Machina memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen-Âge, Gallimard, trad. Fabienne Duran-Bogaert.

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« Le Moulin sur la Floss » de George Eliot

Sur le bord de la Floss, les Tulliver exploitent un moulin depuis maintenant cinq générations. Tom, le fils ainé aux envies simples et terre-à-terre, est envoyé apprendre la grammaire latine et l’arithmétique. Maggie, sa petite sœur à l’esprit vif et passionnée de lettres reste elle auprès de ses parents. De temps en temps ils reçoivent la visite des tantes du côté maternel. Alors que la vie mène son cours apparemment tranquille il se pourrait bien que le caractère obstiné du père Tulliver ne vienne bousculer toutes les certitudes de ce petit monde. Et le drame se noue…

Le plaisir que nous prenons aujourd’hui pourrait très bien n’être que la perception vague de notre esprit las, sans l’éclat du soleil et l’herbe de ces années anciennes qui continuent de vivre en nous et transforment notre perception en tendresse.

George Eliot n’est plus aujourd’hui l’écrivain à succès qu’elle fut. Alors qu’un Dickens, écrivain exactement contemporain, est encore connu du grand public et fort lu, peu connaissent encore jusqu’au nom même de l’auteure anglaise. Désaveu d’une période de la littérature? Invisibilisation des œuvres de femmes? Aux réponses toutes faites et anachroniques à cet état de fait, d’autres, internes aux textes mêmes, offrent des explications certes moins « sexy » mais sans doute bien plus justes. Ainsi, dans Le Moulin sur la Floss, n’est-il pas fait mystère, du même allant, et de la situation structurelle d’infériorité dans laquelle sont laissées les femmes, et de la souffrance que cette domination patriarcale elle-même fait peser sur les hommes. De même illustre-t-elle aussi génialement et la charge délétère qu’implique toute convention et les facultés remarquables de ciment social que toute tradition suppose. La rigueur morale peut mener à l’épanouissement comme à l’étiolement des sentiments. Le social peut être un outil des intériorités comme leur fin. Rien n’est jamais simple chez George Eliot. Il ne s’agit jamais chez elle d’a priori démonter les arcanes d’une structure sociale ni, a fortiori, de prendre parti. L’œuvre d’Eliot n’est ni conformiste ni anticonformiste. Son objet est bien, par les mots, de donner forme au réel. Un réel sans fard comme sans fantasme. Dont les discours hauts tenus, les évidences comme les non-dits et zones d’ombre ne peuvent être décodés ou dévoilés que par un usage précis, rigoureux et inventif de toutes les outils du langage et de l’esthétique. Sans doute cette désaffection d’un public large est-elle aussi à trouver dans l’impossibilité inhérente à l’œuvre d’être rattachée à quelque idéologie que ce soit. Aux antipodes de la littérature « engagée » fort à la mode actuellement (et de son radicalisme souvent de pacotille) l’œuvre de George Eliot, parangon du réalisme, est un rappel génial de la magnifique complexité du réel. À lire et relire, encore et encore.

Mais pour les esprits fortement marqués par les qualités et les défauts qui créent la sévérité – la force de volonté, la conscience de poursuivre un but juste, l’étroitesse de l’imagination et de l’intelligence, une grande capacité de se maîtriser et une disposition à maîtriser les autres – les préjugés viennent naturellement alimenter des tendances qui ne peuvent tirer aucune nourriture de cette connaissance complexe, fragmentaire, incitant au doute, que nous appelons la vérité.

George Eliot, Le Moulin sur la Floss, Bibliothèque de La Pléiade, trad. Alain Jumeau

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« L’Âge séculier » de Charles Taylor

Comment sommes-nous passé d’une société où la foi était plénipotentiaire et non questionnée à la nôtre où nombre de modalités de la croyance coexistent et où l’acte de croire même est pensé relativement à la possibilité de ne pas croire? Cette question, que l’on a pris l’habitude de désigner du nom de sécularisation, est la plupart du temps envisagée selon un schéma qui fait la part belle à la soustraction et à une approche historique via la théorie. Soustraction car ce régime d’incroyance (ou d’une diversité consciente des modalités de croire ou de ne pas croire) aurait été gagné peu à peu sur celui de la foi aveugle en dépouillant notre être d’attitudes, de réflexes, de visions, de superstitions, etc. un peu à la façon dont la quintessence d’un fruit ne pourrait être gouttée sans se défaire de sa pelure. Approche historique via la théorie car, s’agissant de l’évolution historique des régimes de croyances, la recherche se focalise surtout sur les grands débats théologiques et philosophiques dont seront supposées émerger les grandes théories dans lesquelles se liront alors, comme par réflexion, les causes de l’atténuation de la foi.

[Ces histoires de soustraction] sont très puissantes puisque l’individualisme a fini par nous apparaitre comme une évidence. L’erreur des modernes est d’avoir à ce point tenu cette conception pour acquise, d’avoir considéré qu’elle était « naturellement » notre toute première conception du moi. De la même manière que, dans la pensée épistémologique moderne, on considère qu’une description neutre des choses précède les « valeurs » que l’on y « ajoute », il faudrait croire ici que nous nous percevons d’abord en tant qu’individu avant de prendre conscience des autres et des formes de sociabilité. Il devient dès lors très simple de comprendre l’émergence de l’individualisme moderne comme une histoire de soustraction : en s’érodant, en se consumant, les strates accumulées ont révélé une compréhension sous-jacente de nous-mêmes en tant qu’individu.

À cette histoire soustractive, qui fait de l’homme moderne un résidu, Charles Taylor substitue une histoire qui ne fait plus fi de ses propres linéaments épistémologiques. Car cette idée même selon laquelle nous ne serions maintenant qu’un substrat retrouvé sous le limon des superstitions est elle-même une construction. De même nos comportements ne sont-ils pas la mise en pratique consciente ou aveugle de théories ascendantes dont nous aurions cherché à épouser les préceptes. Il sont le résultat d’imaginaires qui sont autant le produit de théories qu’ils ne fabriquent ces dernières. Pour le dire autrement, les idées émergent enveloppées dans des pratiques. Et pour qui veut comprendre vraiment la ou les façons dont le monde s’est semble-t-il désenchanté, c’est bien moins des théories dont il convient de faire l’histoire que des imaginaires.

On ne résumera pas en quelques lignes l’importance de ce livre majeur fort de 1300 pages. D’une extraordinaire érudition historique, il détaille son sujet avec une précision absolument stupéfiante et nous enjoint, par delà le sujet lui-même de son livre, à nous interroger sur les modes de production et de diffusion de tous nos savoirs. L’âge séculier, de livre particulier s’intéressant à ce que l’on appelle communément le désenchantement du monde et en faisant l’histoire, devient alors cette prodigieuse expérience épistémologique au cours de laquelle on découvre, fasciné, une histoire des façons dont l’être humain s’imagine interagir avec ce qui l’environne. Un livre absolument essentiel!

Charles Taylor, L’Âge séculier, Le Seuil, trad. Patrick Savidan.

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« Walker » de Robin Robertson

Les gens viennent à Los Angeles pour y trouver un refuge, un sanctuaire, mais à la place, ce qui les attend, c’est cette population de masse, mécanisée, qui se déplace dans un espace confiné presque sans heurt ni accident. Les bruits et les mouvements de la guerre : la chorégraphie d’une bataille, sans les armes.

Jeune soldat canadien tout juste sorti de l’horreur des combats du front européen de la seconde guerre mondiale, Walker débarque à New York. Après avoir erré quelques temps dans la ville sans y trouver sa place, il décide de se rendre sur la côte ouest. Ce seront San Francisco, puis Los Angeles. Il y tentera de gagner sa vie comme journaliste. Il s’y intéressera de près au monde du cinéma et du film noir Il y liera une amitié avec Bill, un ancien soldat devenu sdf épris autant de littérature que d’alcool. Peu à peu et Walker et le monde où il peine à trouver asile se dévoilent aux yeux du lecteur.

Les oiseaux ont fui les arbres, dans toutes les directions.

Organisée en courts instantanés très divers (descriptions, brefs récits, annotations, simples allusions, souvenirs, etc.) la narration épouse conjointement les contours de la ville, du monde, de la mémoire et de la psyché de Walker. C’est peu à peu, d’impression en impression, que Walker et le monde où il peine à trouver asile se dévoilent ainsi aux yeux du lecteur. Et dans ces courts fragments se décèlent, profondément emmêlés, non seulement les désordres et du monde et du sujet qui y est intriqué, mais aussi ceux, en germe, qui s’érigent sur ses ruines. Car ceux qui fondèrent le monde dont nous héritons aujourd’hui furent les rescapés traumatisés d’un cataclysme inédit. C’est bien de ce désordre dont l’actuel procède. En ne nous l’expliquant jamais frontalement, mais en nous le faisant ressentir, en tirant du chaos les axes formels pour le dire, Robin Robertson est parvenu à conférer à son livre la force et la puissance évocatrice du mythe. Walker, c’est la victime expiatrice et l’augure.

Robin Robertson, Walker, Éditions de l’Olivier, trad. Josée Kamoun

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La poésie et la confusion.

« La poésie sauve », « Le poétique ouvre les possibles », « Il convient d’habiter poétiquement le monde », « La poésie est un acte de résistance »… Il ne faut aujourd’hui pas chercher beaucoup avant de tomber sur nombre de déclarations qui assimilent la poésie à autre chose qu’elle-même et lui font revêtir un rôle qui déborderait de l’esthétique. Et cette tendance fait aujourd’hui quasi figure de programme communément accepté aussi bien du « grand public » que de certains milieux dits « informés ». Que ce soit dans de grands médias publics (pour ne parler que de la RTBF, la moindre mièvrerie épistolaire, vocifération slamée ou gesticulation hallucinée est considérée – et proposée comme telle – comme un « moment de poésie »), lors de manifestations officielles (Le printemps des poètes ou les Midis de la poésie par exemple) ou dans les programmes de beaucoup d’éditeurs, la poésie est de plus en plus souvent envisagée d’abord relativement à des causes, des objectifs, des buts, qu’elle se proposerait de défendre. Sans vouloir médire des intentions profondes, souvent éminemment louables, de ces confusions, elles n’en demeurent pas moins… des confusions.

Dans les Météorologiques, Aristote revient sur l’expression d’Empédocle « la mer est la sueur de la terre » et l’assimile à une bouffonnerie. Limitant la métaphore à la poésie, et la dépossédant de tout statut dans l’acquisition ou le partage de la connaissance, le Philosophe assure là, il y a 2400 ans, l’autonomie radicale et constitutive des champs poétiques et philosophiques. La poésie est un fait de langue! Elle n’est que cela! Et ce qui la constitue, en fait tout son son sens, c’est précisément de n’être que cela! La poésie – et ce quand bien même, par recul philologico-sémantique, ou utiliserait l’histoire du mot « poétique » pour en étirer ad infinitum la signification – c’est la langue sans l’obligation de la narration, du concept ou de l’affect. La poésie c’est de la forme. Ceux qui confondent ses émanations – forcément plurielles – avec sa définition – forcément unitaire – et la forcent à tout prix dans des catégories qui la subsumeraient substituent à la liberté radicale dont elle procède le diktat de leurs propres obsessions.

Alors certes, on pourrait ne faire qu’en rire (après tout, les mièvreries, vociférations et gesticulations dont il est question plus haut sont aussi faites pour ça), ou s’en fiche, mais tout cela nous paraît aussi chose fort sérieuse. À s’obstiner dans cet amalgame, d’ailleurs souvent bien intentionné, on en vient, et cela est bien plus préoccupant, à obtenir l’effet contraire à celui prétendument recherché. Ainsi en est-il de cette volonté de confondre à tout prix, par exemple, les questions du genre ou de la race avec celles de la poésie. Forts des préoccupations du moment, sont mis par d’aucuns prioritairement en avant, dans le champ prétendument poétique, des textes qui s’articulent explicitement autour de ces questions, et/ou des auteurs qui, de par leur couleur de peau, leur genre ou leur orientation sexuelle, relèvent des catégories dont il s’agit, politiquement, de prendre la défense. Fort de l’urgence – politiquement incontestable quant à ses fins – d’une cause, et cherchant à visibiliser à tout prix celle-ci via la « poésie », on s’entête à ne trouver dans celle-ci – ou plutôt dans une de ses versions fantasmées – que les expressions les plus évidentes du combat à mener, en les doublant du graal qu’aura l’auteur à en être le témoin privilégié. Tribune est alors d’abord donnée prioritairement au poète noir qui exprime haut et fort la domination blanche, à la femme qui dénonce haut et fort le patriarcat, au gay qui réagit haut et fort à l’homophobie, etc. Comme si le noir, la femme ou le gay n’était capable, en matière « poétique », que de proférer des slogans solipsistes. Tout cela n’ayant finalement rien à voir avec la poésie et contribuant paradoxalement à invisibiliser les œuvres mêmes d’auteurs – noirs, femmes, gays ou tout « représentant » d’une autre « minorité » – , moins démonstratifs mais bien plus talentueux, dont on prétendait prendre la défense. À l’œuvre inventive, complexe et subtile d’un John Keene (qui ça?), on préfère la prose conventionnelle mais « directement-en-prise-avec-son-temps » d’un Colson Whitehead. À la radicalité jubilatoire d’une Alice Notley (qui ça?), on préfère les évidences crument assénées d’une Virginie Despentes. À l’extraordinaire nouveauté formelle d’un Jack Spicer (qui ça?), on préfère les platitudes lourdement bazardées d’un Édouard Louis. Et l’on fait ainsi disparaître les premiers sous les bonnes intentions dont on se congratule en encensant les seconds.

La poésie n’est pas réductible au politique. Et l’y forcer n’est utile ni pour la poésie, ni pour les causes auxquelles on l’asservit. En sus de celles des auteurs cités ci-dessus, lisons alors plutôt les œuvres de Jerome Rothenberg, Hans Faverey, Bernadette Mayer, Susan Howe, Sony Labou Tansi, ou Hawad, et promouvons-les, encore et encore. Non seulement, on aura vraiment promu de la poésie – et quelle poésie! – mais on aura également apporté un démenti formel – et efficace cette fois – à ceux qui pensent que la couleur de peau, le genre ou l’orientation sexuelle importe.

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« Être la rivière » de Sacha Bourgeois-Gironde.

Qu’est ce que la rivière Whanganui? Ou qui est-ce?

En 2017, via la loi dite Te Awa Tupua, le fleuve néozélandais Whanganui recevait le statut juridique de personne vivante et était reconnue comme un tout indivisible. Par un système complexe, les législateurs dessinaient ainsi un rapport au vivant radicalement inédit, dont l’originalité fut saluée et commentée abondamment dans le monde entier. Mais si ce texte juridique reçut un important écho, il faut convenir que les « analyses » qui en furent faites jusqu’ici étaient bien plus dépositaires des a priori de qui se proposaient d’en toucher un mot que le résultat de sa lecture rigoureuse. L’opposant par défaut à une refonte du droit par/pour l’écologie le considérait comme un délire de plus vers une négation de l’humain et un « retour à l’âge de pierre ». L’écolo-punk-à-chien-abreuvé-d’Haraway y lisait la condamnation de « l’ignoble logique occidentalo-capitaliste » et le début de sa fin programmée par la redécouverte bienvenue du chamanisme. L’un comme l’autre ayant manifestement fait l’économie d’une lecture sérieuse de la chose…

un texte de loi peut modifier, au moins ponctuellement, dans un contexte humain et un paysage particuliers, l’expérience que nous faisons d’éléments de la nature.

Sacha Bourgeois-Gironde a l’immense mérite de revenir sur ce texte important sans ignorer ce qu’il est d’abord : un fait de droit. Un fait de droit qui, comme tout autre, a une histoire et traduit, relativement à celle-ci, une volonté d’organiser le monde en étant bien conscient qu’en l’organisant, on le crée aussi. Un fait de droit qui cherche d’abord à résoudre des problèmes particuliers et qui ne peut être compris sans l’analyse précise des situations qu’il cherche à solutionner. Un fait de droit qui est donc, aussi, un fait de langage, et un fait de langage d’autant particulier qu’il se situe entre deux langues.

Au fil de cette enquête aussi passionnante qu’érudite, on découvre combien cette loi bouleverse nos conceptions habituelles de la propriété ou de l’être. Mais aussi que les solutions aux questions écologiques ou mémorielles n’ont d’avenir que si elles s’envisagent dans un dialogue dénué de préjugés. Si la rivière Whanganui est – « est », au sens plein du terme, aussi bien juridiquement qu’ontologiquement – elle ne l’est ni au sens exclusif maori, ni occidental. Le juridique crée ici un espace qui n’est ni celui d’un animisme fantasmé, ni celui d’un occidentalisme vainqueur. La fiction que produit le droit répond à la nécessité, née d’une histoire, de réparer un lien, et lui crée ainsi de nouvelles possibilités d’avenir.

Sacha Bourgeois-Gironde, Être la rivière, P.U.F.

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« Reine d’Angleterre » de Jørn H. Sværen.

Sur quoi qu’elle prétende porter, quelles que soient les intentions de ses auteurs, quelle qu’en soit l’habillage historique dont on la pare (symbolisme, réalisme, post-modernisme, etc.), la littérature n’est que de la littérature. Certes, elle s’ancre toujours dans des aspects du réel dont l’auteur cherche à rendre compte, pour y peser ou non, mais, jusqu’à preuve du contraire, très pragmatiquement, n’en déplaise à tous ceux qui défendent bec et ongle une vision performative de l’art, ce qui est écrit sur la page n’en sort jamais. Ce qui définit la littérature n’est donc bien qu’elle et elle seule.

La littérature est la définition de la littérature.

Jørn H. Sværen ne se contente pas d’en faire le constat, il en fait la pierre de touche de sa poésie. Enchevêtrement des pratiques, des temps et des genres, Reine d’Angleterre promène son lecteur entre le poème bref et la prose théorique, la théologie et la rhétorique, l’esthétique de l’image et le récit, en lui laissant le soin – et l’immense joie – d’en rassembler les fils. Délicat, érudit, généreux, ce projet est pensé comme partie prenante d’un édifice dont la constitution est le moyen et la fin de son propos. La littérature est un bâtiment. Mais un bâtiment fragile, dont la joie que l’on en tire provient entièrement de la précarité de son équilibre. Et c’est précisément cela que révèle l’extraordinaire et patient travail poétique de Jørn H. Sværen, non pas l’équilibre, mais sa fragilité…

Je me représente le livre comme un bâtiment. Une page est une pièce. La couverture est la façade. Si ceux qui suivent sont les seuls mots de la page :

aime un peu

Alors il n’y a rien d’autre dans cette pièce. Tu peux t’arrêter là pour y penser, ou passer ton chemin. Les images dans d’autres pièces éclaireront les images dans d’autres pièces encore.

pas du tout

Il ne s’agit pas de prose mais de poésie, et pas de poème isolé, mais de recueil ou de suite.

Jørn H. Sværen, Reine d’Angleterre, Éric Pesty éditeur, trad. Emmanuel Reymond.

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« Questions sur la métaphysique, volume II » de Jean Duns Scot

Pourquoi, aujourd’hui, lire Jean Duns Scot? Pourquoi encore lire de la métaphysique alors que toute spéculation sur ce que pourrait revêtir le « sens profond de l’être » semble à mille lieues des urgences actuelles?

L’étant est-il dit univoquement de toutes choses? Il semble que oui.

C’est dans ce deuxième volume des Questions sur la métaphysique qu’est traitée par Jean Duns Scot la très importante question de l’univocité de l’être. Pour faire court, le philosophe scolastique revient sur la thèse aristotélicienne selon laquelle tout ce qui est ne l’est pas selon le même mode d’être (thèse de l’équivocité de l’étant). Autrement dit, et pour ne l’exemplifier que dans un cadre théologique, la différence entre Dieu et l’homme serait une différence fondamentale d’être – dire « l’homme EST » ne recoupe pas ce qui est dit dans « Dieu EST » – et non pas simplement une divergence de modalité d’un être qu’homme et Dieu partageraient. Pour Duns Scot, au contraire, dire « être », que cela le soit d’un homme, d’un animal, d’une chose inanimée ou d’un dieu, revêt absolument le même sens primordial. Ce basculement radical aura des conséquences remarquables sur la façon dont se développera la pensée des siècles qui suivront.

Lire Duns Scot aujourd’hui n’est pas qu’affaire d’érudition ou de posture. Alors même qu’un double mouvement s’affirme de plus en plus qui d’un côté encense la moindre tentative chamanique de penser le monde et de l’autre réduit toute tentation métaphysique contemporaine à un anachronisme, la parution d’une nouvelle traduction de ce chef-d’œuvre de la pensée nous rappelle qu’existent aussi dans la tradition occidentale des outils pour faire face aux défis majeurs actuels. Peut-on conférer une personnalité juridique à un animal, une plante, voire un fleuve, pour les protéger? Penser l’animé ou l’inanimé entièrement sous les mêmes registres de l’être ne contribuerait-il pas à lever certaines des apories dans lesquelles s’engoncent certaines tendances de l’écologie actuelle? Le concept d’ecceité, sorte de moyen-terme entre l’universel et l’individu, inventé par l’Ecossais, ne serait-il pas d’un grand secours alors que nous avons incontestablement besoin de construire des rapports nouveaux aux autres et à ce qui nous environne? Lire Duns Scot aujourd’hui n’est ni un luxe, ni un geste nostalgique. Lire ces questions, dans la richesse de leurs rigoureuses circonvolutions, dans leur impeccable cheminement logique, nous offre l’occasion d’observer à vif comment des réponses furent trouvées, il y a plus de sept siècles, à des problèmes plus actuels que jamais.

Jean Duns Scot, Questions sur la métaphysique, Volume II, Livres IV à VI, trad. Olivier Boulnois, Dominique Demange, Ide Lévi, Kristell Trego, Magali Roques.

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