« Le travail de mourir » de Emmanuelle Pagano & Claude Rouyer.

TRAVAIL DE MOURIRce que j’écris n’a pas vraiment de début, pas de fin, et je reviens toujours au même endroit du récit.

Cela s’appelle broder.  Et Emmanuelle Pagano a cette honnêteté de nous avouer dès le départ sa propension à ne pas faire autre chose.  Mais on peut broder de bien des façons.  On peut broder pour tromper des prétendants, telle Pénélope.  On peut broder pour se tromper aussi.  Se livrer toute entière à l’acte de faire et rien qu’à lui.  Dans le seul but de tromper une attente, par la frénésie du même acte sans cesse recommencé.  Dans la hantise de l’ennui.

Ici l’ennui, c’était comme poser un cadre vide devant les après-midi, et l’accrocher au mur.  C’était vivable.  C’était reproductible.

Celle qui forme ici le fil avec lequel les deux auteures tissent leur récit, c’est une tante.  Chez qui, précisément, on sent l’attente, l’ennui, mais dépouillé du trépignement qui l’habite le plus souvent.  Comme rasséréné.  La tante est un de ces personnages que compte toute famille.  Une tante un peu butée.  Qui tour à tour énerve par sa différence crânement assumée et émeut par ses facéties.  Une tante avec un mari croque-mort, qui ne tricote pas des mots, ou des images, mais des fils teintés.

Toute la force du récit tient dans ces minuscules écarts qu’il tisse dans sa matière même.  Il ne fait que tourner autour, que broder.  On n’incise pas.  On n’exhume jamais.  Emmanuelle Pagano et Claude Rouyer ne prennent que ce qui est là, déjà donné, et l’agencent.  C’est la froideur de deux bras vieux et mouillés posés sur la chaleur duveteuse et bariolée d’un tissu.  C’est un rideau dentelé, presque symbole de la maison de l’âgée qui, posé facétieusement en coiffe sur l’âgée même, devient attribut de la mariée.  C’est une phrase qui tourne autour de son sujet, le contraste par ce qu’il trouve à son chevet, ad minima.  Dans « Le travail de mourir », en minuscules contrastes, dans un dialogue intelligent entre images et textes, où jamais l’un n’illustre l’autre, les deux auteurs nous démontrent qu’à broder avec talent, on en arrive à cependant creuser des sillons.

Et je ne brode pas du fil, je brode des histoires, des rêves, de la mémoire : du petit vent.

Emmanuelle Pagano & Claude Rouyer, Le travail de mourir, 2013, Les inaperçus.

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Vieux Brol 8 : « L’Homme » de René Descartes.

traité de l'hommeNe subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

Il nous est aisé […] d’entendre comment la machine dont je vous parle, peut être mue en toutes les mêmes façons que nos corps, par la seule force des esprits animaux qui coulent du cerveau vers les nerfs.

Or je vous dirai que, quand Dieu unira une âme raisonnable à cette machine, ainsi que je prétends vous dire ci-après, il lui donnera son siège principal dans le cerveau, et la fera de telle nature, que, selon les diverses façons que les entrées des pores qui sont en la superficie intérieure de ce cerveau seront ouvertes par l’entremise des nerfs, elle aura divers sentiments.

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Et pour conclusion, il faut remarquer que tous les moyens que l’âme aura pour connaître la distance des objets de la vue, sont incertains.

Or, après vous avoir ainsi expliqué les cinq sens extérieurs, tels qu’ils sont en cette machine, il faut aussi que je vous dise quelque chose de certains sentiments qui s’y trouvent.

Ainsi, lorsque le sang qui va dans le cœur est plus pur et plus subtil, et s’y embrase plus facilement qu’à l’ordinaire, il dispose le petit nerf qui y est, en la façon qui est requise pour causer le sentiment de la « joie ».

Sans qu’il y ait aucune âme dans cette machine, elle peut naturellement être disposée à imiter tous les mouvements que de vrais hommes, ou bien d’autres semblables machines, feront en sa présence.

je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte que qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés.

René Descartes, L’Homme, 1664, Jacques Legras éditeur.  On dira juste (même si d’habitude, cette série ne reçoit aucun commentaire) que ce titre est celui de Descartes qui eu la plus importante notoriété chez ses successeurs directs.  Alors que, de nos jours, ce sont le Discours de la méthode et Les passions de l’âme, qui sont les classiques du philosophe, c’est avant tout dans ce titre-ci qu’est à lire la première originalité de l’auteur.

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Splatch!

pommesComme les pommes trop longtemps chevillées à l’arbre dont elles sont le fruit pourrissent sur la branche avant de s’écraser dans un petit splatch discret sur la prairie humide, l’approche des prix littéraires annonce l’automne bien entamé.  Le splatch du prix est cependant bien moins discret.  Pour qui n’aime la pomme que cueillie directement sur l’arbre, l’écho qui résonne à nos oreilles de l’impact du fruit blette sur le sol est tellement retentissant qu’il en viendrait à modifier l’idée même que l’amateur se fait de son fruit préféré.

Le prix « consacre ».  Tel, un pavé de 1300 pages parlant toutes de la naissance de son auteur.  Car la poésie, c’est être original.  Or, original, ce livre l’est assurément, personne n’ayant avant lui jamais parlé de sa naissance pendant 1300 pages. Tel autre, un titre « populaire », car le jury ne désire pas se « couper » du public « populaire » (parce que, bien entendu, qui dit ne pas vouloir s’en couper s’en sent tellement proche, n’est-ce pas?).  Si l’ouvrage en question est animé par « une écriture cinématographique », c’est encore mieux.  Car le ciné, c’est populaire.   Et autres joyeusetés du même tonneau.  Les justifications du prix dépassant savoureusement en indigence les livres qu’ils assoient (alors que s’asseoir dessus leur sied si bien!).  A l’heure où fleurissent bandeaux, déclarations, chiffres de vente, on en oublie l’essentiel.  Qui ne réside nullement dans « qui a eu » le prix.  Mais dans l’existence même de celui-ci.  Qui, dans nos sociétés joignant si habilement médiat et commerce, ne peut techniquement être amené qu’à tomber dans l’éloge du même.  Alors même que tous les jurys proclament détacher un livre de l’ensemble, dans l’embouteillage de la concurrence qu’ils se font l’un l’autre, ils ne s’emploient tous qu’à les rendre indiscernables l’un de l’autre.  Ils élèvent moins qu’ils ne parsèment.  Jusqu’à, suprême paradoxe désormais assumé, devoir vanter les qualités « populaires » (le populaire étant entendu ici comme synonyme de « plébiscité ») d’un texte pour se justifier de l’avoir distingué?!? On en est donc là.  Au point où l’on distingue par la quantité.  Où l’on attire l’attention sur ce qui s’approche le plus d’une moyenne.  Où l’on extirpe du commun un livre qui le représente le mieux.  Et pourquoi me direz vous?  Mais car l’objet d’un prix n’est d’élever, ni de consacrer un livre quel qu’il soit, mais bien de se vendre lui-même.  Le Goncourt ne vend que le Goncourt.  Et se vendre aujourd’hui revenant à contenter le plus grand nombre, flatter la moyenne en est devenu le moyen le plus sûr.

Vous comprendrez donc qu’au livre primé, nous préférions les livres qui, de prix, n’en ont aucun.

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« Josey Wales hors-la-loi » de Forrest Carter.

Josey walesL’histoire de Josey Wales, écrite par Forrest Carter et portée à l’écran par Clint Eastwood est un classique du Western.  Un homme, mari et père, agriculteur, perd tout dans l’attaque et l’incendie de sa ferme par une bande d’assassins à la solde de l’Union.  Il s’engage alors avec les rebelles.  N’ayant plus rien à perdre, il refuse de rendre les armes lorsque la paix est signée et devient alors hors-la-loi.  Le livre retrace la fuite vers le Texas de cet être aussi impitoyable avec ses ennemis que loyal avec ses amis.  Dans une langue dénuée d’artifices, économe en moyens, toute d’efficacité, rendant parfaitement la tension des êtres et de leur destin.

Mais l’intérêt du livre n’est pas qu’à trouver en son sein propre.  En débordent ses intentions.  Ce dont témoigne la longue préface.  Dans celle-ci, nous sommes prévenu du caractère peu recommandable de l’auteur du livre.  Il y est dépeint profondément raciste, fervent ségrégationniste, créateur d’une section paramilitaire du Ku Klux Klan.  Bref, un gaillard que tout parti d’extrême droite se doit de voir figurer dans ses rangs (sauf s’il ne veut pas être dénommé d’extrême droite, bien sûr).  Le préfacier se posant alors la question de savoir comment un homme défendant activement  de telles causes (et n’hésitant pas à utiliser la violence pour ce faire) avait pu écrire une œuvre vantant ouvertement l’amitié ou la concorde entre les peuples.  Comment le même homme peut-il faire l’apologie du lynchage d’un « nègre » et décrire au plus près l’amitié fidèle entre un Cherokee et un réprouvé?  Comment le même Forrest Carter peut-il dépeindre avec pudeur et finesse la tendresse et déclarer que « la vulgarité et l’obscénité du rock’n roll rabaissent les Blancs et leurs enfants au niveau des nègres »?  Toutes ces questions sont évidemment importantes.  Et il ne nous appartient certes pas d’en diminuer la vitalité.  Bien au contraire.  Mais s’arrêter sur l’étonnement un peu béat que suscite cette dichotomie nous paraît un peu court.  C’est s’arrêter au seuil de ce qui, précisément, fait tout l’intérêt de la question.  Un homme peut composer une œuvre sensible et se révéler parfait salopard.  On peut être compagnon et père aimant et tortionnaire.  C’est un truisme.  Plutôt que de se contenter de le constater, il nous eût semblé plus utile, tant qu’à préfacer, de le creuser, ou de l’élargir.

Josey Wales est lui-même une émanation de cette dichotomie.  Cruel, froid, meurtrier efficace, il est aussi une figure archétypale de droiture morale.  Si les « paradoxes » (peut-on définir comme tel un comportement si ancré dans l’humain?) de l’auteur se trouvent d’apparence projetés dans le personnage du livre qu’il commet, ils n’en épuisent pas la complexité.  Si l’étonnement du préfacier est si compréhensible c’est parce que l’un des traits semblant dominant chez l’auteur, son racisme, est pris dans son œuvre comme à contrepied.  L’étonnement vient que l’on puisse être (et donc écrire, comme si l’écriture ne devait se montrer que projection de l’être sur le papier) autre chose que le trait le plus gros avec lequel on ait pris l’habitude de nous définir.  Forrest Carter est un raciste?  Son livre doit l’être.  C’est faire trop peu de cas de l’humain, de sa capacité à changer.  Ou à dissimuler.  Si Carter exalte dans « Josey Wales, hors-la-loi », les sentiments d’amitié et de concorde entre les peuples, c’est peut-être car autre chose l’intéresse aussi.  A force de s’extasier sur l’écart entre la sensibilité de l’œuvre et l’abjection de l’auteur, on en viendrait à concevoir celle-ci comme antiraciste par but.  Ce qu’elle n’est pas.  Cette œuvre ne peut être lue comme telle qu’à partir du moment où l’on prend comme critère de jugement l’écart qu’elle entretient à cet égard avec qui l’a écrit.  Elle vante l’indépendance.  Elle exalte la révolte.  Elle pose en exemple celui que la Loi ne pourra courber.  Elle dresse un piédestal à qui ose se dresser contre un état jugé inique.  C’est une ode à qui ose.  Envers et contre tout.  Qu’elle que soient les impératifs moraux qui président à l’opposition.  Et c’est précisément là que « Josey Wales hors-la-loi » peut  reprendre les teintes insidieuses d’une justification de son auteur.  Qui n’hésiterait pas à tordre ses plus intimes convictions pour se construire un autel à la mesure de sa posture morale.

Forrest Carter, Josey Wales hors-la-loi, 2013, Passage du Nord Ouest, trad. Jean Guiloineau.

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« Je vais, je vis » de Hubert Lucot.

Je vais je visQu’est ce que faire œuvre?  On peut partir d’un monde que l’on crée. Et de cette « comédie humaine » ou « Rougon-Macquart », faire surgir des parcelles du réel vécu.  Déployer l’espace.  Partir du monde et aller vers les parcelles qui le composent.  Ou bien partir de ses parcelles.  Faire œuvre est alors dire et redire ce monde réduit.  « L’épuiser », le parcourir encore et encore.  Partir d’un point, c’est le creuser sans cesse plus profond.  C’est déplier le temps, plutôt que déployer l’espace.  C’est, au lieu de faire face à l’ampleur du monde à questionner,  faire face à l’ampleur des moyens pour rendre compte de ce monde réduit qu’on s’est choisi.

Presque partout dans le monde règne un monde réduit.

Le monde réduit de H.L. (Hubert Lucot) c’est A.M. (Anne-Marie Lucot née Bono).  Alors que pendant près d’un demi-siècle, ils se sont aimés, parfois tumultueusement, on découvre chez la femme de 76 ans un cancer redoutable.  « Je vais, je vis » peint, sous forme d’un journal, le quotidien du couple dès cette annonce.  Mais ce n’est pas la maladie que l’on peint ici, ni la douleur, ni l’apitoiement.  Il ne s’agit pas de la petite histoire personnelle.  Mais, par le mot du poète et non par le fait, d’en faire surgir son essence.  Comme la maladie ou la vieillesse paraissent émonder l’être pour le dire dans ces fondements mêmes, la parole du poète atteint au plus près son sujet en se faisant économe.

mes phrases ont raccourci, elles s’arrêtent vite, je ne me plais plus aux volutes, ai-je perdu l’art de produire par les mots une nappe.

De ces coups de rabot dans la phrase, qui engagent la syntaxe, la grammaire, émergent les souvenirs du passé, les indignations.  Et aussi ce vertige qu’est la vie.  Ou plutôt ce vertige bouleversant et si émouvant, si rare aussi, qu’est constater la vie autour de soi.

Une femme grise traverse la rue, cela est bouleversant en SOI.

Les humains cloués debout sur l’herbe EXISTENT TERRIBLEMENT dans leur petitesse, qui s’oppose, verticale, à la grande longueur de la vue naturelle façonnée par l’homme.

C’est cette écriture qui se dépouille, comme l’être aimé mourant rejoint peu à peu son essence, qui permet d’atteindre ce creux si infime d’où tout semble sourdre.

Il m’aura fallu toute une vie pour apprécier en lui seul mon corps existant.

C’est, comme de ce corps détaché de ses assuétudes, de ses aspirations, donc devenu seul et pleinement lui-même, c’est de l’écriture même que vient la conscience d’être.  Ou de n’être pas.

elle m’aura aimé.  Cet aura sorti spontanément de ma plume me fait frémir.

L’inéluctabilité de la mort est d’abord aperçue dans les mots qui l’annoncent.  La phrase n’est pas performative.  Ni propitiatoire.  Elle n’est pas oracle.  Elle est, chez Hubert Lucot, cet éclair par lequel, non la chose, mais la conscience des choses advient.

A.M. est la montagne Sainte-Victoire d’Hubert Lucot.  Ce pan de réalité tant aimé qu’il aura peint tout du long de cinquante années.  Et qui lui aura permis, tel Cézanne peignant, d’écrire l’essence des choses.

Descendre aux Enfers et en ramener Eurydice relève de la transcendance.  Je préfère l’immanence ; toucher l’être d’A.M. tissé dans l’être du monde et dans mes sensations.

C’est rare!  C’est sublime!

Hubert Lucot, Je vais, je vis, 2013, P.OL.

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« Les cent pas » de Herberto Helder.

Herberto Helder« Les cent pas » forme un recueil de textes hybride.  Entre relation de vagabondages, purs exercices de style, récits rêvés d’alcoolisme, « Les cent pas » offre d’abord peu d’emprise à une appréciation d’ensemble.  Et puis, peu à peu, se dégagent de cet hétéroclite, cet entrelacs, des constantes, des thèmes, une pratique de l’écriture dont on reconnaît en chaque parcelle du livre la même ambition.

le style, c’est une façon subtile de déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental d’une unité de sens.

Lire Helder, c’est comme approcher Michaux, Kafka, Walser, Pessoa, Jahnn.  Non qu’il leur ressemble.  Il partage au contraire cette faculté commune à chacun de ceux-là de ne ressembler à aucun.  C’est donc d’abord plonger dans une originalité radicale.  Perdre ses repères.  D’abord en situant ses personnages dans l’abîme, dans leurs assuétudes, en les faisant côtoyer au plus près les laissés-pour-compte, le bas de l’échelle et dès lors en rendant compte du monde qui les entoure par le prisme d’une vision qui est enchâssée dans ces abîmes.

Et l’on constate toujours que c’est dans l’abîme que l’ascension commence.

C’est aussi une originalité qui se fonde parfois dans un réel qu’il se plait à inverser.

C’était un chien qui avait un marin.

Mais, dans ses errances anversoises, bruxelloises ou hollandaises, naviguant aux seuils de la terreur et de la folie, hanté par la mort et la solitude (cette nécessité douloureuse : Le malheur, c’est de se suffire.), c’est d’un refus obstiné du futile dont nous parle Helder.

Je ne veux pas être futile.  C’est l’unique péché de l’esprit.  Le pourquoi de la vie, j’y consacre l’essentiel de mes forces.

Helberto Helder fait partie de ce Panthéon d’auteurs rares dont le projet n’est pas de dire la réalité mais de la faire advenir.

Je ne traite pas mon œuvre à la légère.  On doit veiller sur ce qui a réussi à s’élever, en bravant les menaces et les dangers, aux conditions de la réalité.

Herberto Helder, Les cent pas, 2013, Chandeigne.

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« Le chrysanthème » de Robert Pinget.

chysanthèmeRobert Pinget est un écrivain devenu rare.  Cela tient bien sûr un peu au fait qu’il soit mort, certes.  Et que, de fait, il ne puisse plus chaque année abreuver la soif consommatrice qu’on nomme rentrée littéraire explique malheureusement pour partie cette discrétion.  Mais enfin, on continue bien à trouver Duras, ou Beckett, ou Kundera (ou Sollers, ou Millet).  Si pas sur table du moins en rayon.  Si pas lu, au moins connu.  Or, Pinget, lui, n’est plus ni lu, ni connu.  Son nom n’évoque plus rien.

Les éditions Zoé, qui dernièrement ont eu l’excellente idée de nous faire (re)découvrir, par exemple, les Microgrammes de Walser, ont décidé de rééditer un très court texte de cet écrivain.  Le Chrysanthème était d’abord paru en 1985 aux Editions de Minuit en recueil.  A la fois pièce de théâtre, pièce radiophonique et poème, cette œuvre très courte (mais essentielle au regard des nombreuses fois que Pinget reprendra ce texte) permet d’approcher au plus près l’œuvre de l’auteur suisse.  Et d’y saisir sur le vif ce qui a fait son génie, une tentative de faire une œuvre et d’en rendre compte.  Dans le décor sombre d’un caveau, chez des personnages presque allégoriques, dans le rythme d’une écriture maîtrisée à l’extrême se lit l’exigence de la littérature et une des plus intelligentes définitions de ce que peut (veut) ou devrait pouvoir (vouloir) un écrivain.

Recomposer contre l’angoisse d’où qu’elle vienne ce rêve inoublié… pour finalement le laisser bien loin, vieux plafond chargé d’oiseaux et de fleurs dans le goût d’autrefois, et progresser vers l’inaccessible… sans repères, sans ratures, sans notes d’aucune sorte, insaisissable mais là… auquel croire sous peine de ne jamais mourir.

Et cette clé sans valeur pour un auteur essentiel (sisi) coûte seulement 5.00 €!

Robert Pinget, Le chrysanthème, 2013, Zoé.

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« Le chemin des morts » de François Sureau.

chemin des mortsLe chemin des morts fait le récit du traitement par un jeune juriste du Conseil d’Etat du cas d’un demandeur d’asile espagnol.  Alors que l’Espagne de 1980 est redevenue un état de droit, un ancien militant basque réfugié depuis vingt ans en France refuse de retourner dans son pays, comme le lui impose la France.  L’affaire est particulièrement délicate en terme de droit et de politique.  Accéder à la demande, c’est nier le retour de l’Espagne à la démocratie et sa volonté à faire table rase d’un passé sanglant.  Refuser est faire preuve d’aveuglement quant à la réalité des assassinats qui visent régulièrement les ex-opposants du franquisme et dont tout porte à croire que la responsabilité incombe au moins pour partie au gouvernement.

La force du récit tient toute dans sa simplicité.  Le narrateur ne s’empêtre pas dans l’exposition de ses états d’âme.  La seule exposition des évènements particuliers suffit à elle seule à saisir, bien entendu les tenants et aboutissants du cas précis du demandeur d’asile basque et le cas de conscience auquel il soumet le narrateur, mais aussi et presque naturellement, il porte un éclairage cru sur les questions de l’asile en général.  Le nom seul, par exemple, du juge, Dreyfus, en dit plus long et profondément, sur ce que cette situation particulière éveille que de longues évocations psychologisantes.  C’est bien d’un récit dont il s’agit ici.  D’où la fioriture demande à être expurgée pour faire mieux sens.

La faute a des pouvoirs que l’amour n’a pas.

La responsabilité d’un acte, l’ambivalence entre le droit et le juste, la culpabilité, l’accueil, c’est tout cela que permet de questionner la sobriété efficace de ce court récit.

François Sureau, Le chemin des morts, 2013, Gallimard.

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« Ulysse ou les constellations » de Franck Pourcel.

ConstellationsOn sait qui est Ulysse.  On du moins, possède t’on suffisamment d’outils que pour s’en dresser une image culturelle.  Celle d’un voyageur, d’un exilé, d’un errant ballotté par des luttes qui le dépassent.  Image dont l’origine est devenue insécable de ses développements ultérieurs.  Le Ulysse d’aujourd’hui n’est plus uniquement le Ulysse d’Ithaque.  Il est, entre autres, Enée ou Léopold Blum.  Et aujourd’hui aussi un peu celui de Frank Pourcel, ou de Barbara Cassin dans son dernier livre.  Ulysse est donc moins connaissable que toujours de nouveau à connaître.

Mais qu’est ce qu’une constellation?  Une constellation « est un ensemble d’étoiles dont les projections sur la voûte céleste sont suffisamment proches pour qu’une civilisation les relie par des lignes imaginaires, traçant ainsi une figure sur la voûte céleste ».  Une constellation est donc une construction.  Elle est constituée de points, certes.  Mais les points ne sont que donnés.  Ils ne tracent rien d’eux-mêmes.  Il y faut une main qui dessine entre eux.  Ce n’est pas le point qui fait sens, c’est la ligne entre eux.  Le sens ne préexiste pas à la ligne.

Et ce sont des lignes que tissent Frank Pourcel.  Enrichissant le héros d’Ithaque, en noir et blanc ou en couleur, il photographie en traçant, il narre en photographiant.  Sa méditerranée devient maillage de signifiants.  Y constellent des portes, des conflits, des moments heureux, des corps, des insularités.  L’Ulysse nouveau, le errant contemporain, trouve sens en interrogeant ses racines homériques.  Mais en n’en exhumant que la patine antique sans vouloir y déceler la modernité que dessinent ses trajets, n’émerge d’Ulysse qu’une nostalgie.  Le Ulysse antique n’est qu’un point.  Comme le sont Enée ou Léopold Bloom.  C’est la constellation que construit le photographe Frank Pourcel entre les paysages du héros d’Homère et les nôtres aujourd’hui qui fait sens.  Et en donnant à voir vraiment (et si la photographie ne le peut pas, quoi alors?) une méditerranée d’aujourd’hui en lien avec l’homérique, en marchant dans les traces d’Ulysse mais en y marquant son pas propre, sont renouvelées et sublimées des images aussi essentielles que celles de l’errance ou de l’autre.

Frank Pourcel, Ulysse ou les constellations, 2013, Le Bec en l’air.

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« Thèse sur un homicide » de Diego Paszkowski.

Thèse sur un homicideparce que c’est ça le plus difficile, décider à quoi penser, à quoi occuper le temps, que faire de ce temps, comment ne pas s’ennuyer quand personne ne t’aime ou même quand quelqu’un t’aime.

Paul Besançon est un brillant étudiant français en droit pénal admis à suivre un prestigieux séminaire à Buenos Aires.  Celui-ci est dirigé par un éminent professeur, Roberto Bermudez, ami de longue date du père de Paul.  Alors que son professeur peine à se gérer entre l’alcool et une rupture sentimentale qu’il n’arrive pas à dépasser, Paul ourdit une défense de thèse pour le moins radicale.

Un crime, pour Paul, est d’abord un enseignement.

Le livre est construit en diptyques.  Aux monologues du professeur, tout tendu vers la boisson et dérangé par l’obsession de la femme partie, succèdent les relations des agissements de Paul se projetant tout entier dans les préparatifs de son projet.  En apparence, Roberto est autant épars, désordonné, sur le point de sombrer, que Paul est déterminé, froid, mécaniquement ordonné.  Le monologue du professeur est haché.  La phrase qui rend compte des préparatifs de l’étudiant est toute en longueur, comme toute entière tendue vers son but.  Alors que l’étudiant veut démontrer par la pratique que la justice ne fonctionne pas, que son aveuglement est bien loin de seulement décrire son fondement éthique d’impartialité mais plutôt une inhérente inefficacité, le professeur fait reposer en elle (et dans le whisky) son seul espoir d’encore posséder quelque chose de stable à quoi raccrocher son existence.

La loi est tout juste une vaine tentative d’organiser le désordre, les multiples étincelles de la société, pour donner forme à un hasard inéluctable.

Peu à peu, alors que le drame se noue inexorablement, les deux discours vont se contaminer.  De la lutte entre les deux positions inconciliables (qui ressemble tant à celle, rebattue, du Bien contre le Mal), de ces extrêmes clos l’un à l’autre, naît pourtant un moyen terme.  Un moyen terme qui est peut-être bien plus questionnant et terrifiant que la victoire du Mal initial.

Diegi Paszkowski, Thèse sur un homicide, 2013, La dernière goutte.

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