Vieux brol 7 : « Etre et Temps » de Martin Heidegger ».

Etre et tempsNe subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Cependant la « substance » de l’homme n’est pas l’esprit en tant que la synthèse d’âme et de corps, mais bien « l’existence ».

Avec la « T.S.F. », par exemple, le Dasein est en train d’opérer un dé-loignement du « monde » dont on ne peut encore embrasser du regard le sens qu’il aura pour le Dasein mais qui prend le chemin d’un élargissement désintégrateur du monde ambiant quotidien.

comme le « on » fournit d’avance tout jugement et toute décision, il ne laisse plus aucune responsabilité au Dasein.  Le « on » peut, pour ainsi dire, se permettre qu’ « on » ait recours à lui constamment.[…] Et comme le « on » se porte constamment au-devant de chaque Dasein en le dispensant d’être, il maintient et accentue son opiniâtre domination.

Pour pouvoir se taire, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d’une véritable et riche ouvertude de lui-même.  Alors éclate le silence-gardé et il cloue le bec au « on-dit ».

Assurément ce n’est qu’aussi longtemps que le Dasein, donc la possibilité ontique d’une entente de l’être, « est » qu’ « il y a » être.  Si le Dasein n’existe pas, alors il n’ « est » pas non plus d’ « indépendance » et il n’ « est » pas non plus d’ « en soi ».

C’est en définitive l’affaire de la philosophie d’empêcher que « la force des mots les plus élémentaires » où s’exprime le Dasein, ne soit aplatie par le sens commun jusqu’à une inintelligence qui, à son tour, va fonctionner comme une source de faux problèmes.

Etre il n’ « y a » que dans la mesure où la vérité est.  Et elle « est » seulement dans la mesure où et aussi longtemps que (un) Dasein est.  Etre et vérité « sont » cooriginaux.

Le parti-d’y-voir-clair-en-conscience déterminé comme être vers la mort n’annonce pas non plus une retraite pour fuir le monde, mais pousse, au contraire, en dissipant toute illusion, à la résolution d’ « agir ».

la substance de l’homme est l’existence.

La vérité, entendue au sens le plus original, appartient à la constitution fondamentale du Dasein.

Pour pouvoir se mettre « pour de bon » à l’ouvrage au point de se « perdre » au milieu du monde des utils et pouvoir exercer son activité, le soi-même doit s’oublier.

La transcendance ne consiste pas dans l’objectivation ; c’est celle-ci qui présuppose celle-là.

Le lendemain dans l’attente duquel demeure la préoccupation quotidienne, c’est l’ « éternel hier ».

Et puisque finalement le sens de être en général passe pour aller, sans question, de soi, la question du genre d’être du monde-historial et du mouvement de l’aventure en général passe pour être « au fond » stérile – l’art de compliquer ce qui est simple en chicanant sur les mots.

« Se » perdant dans une foule d’occupations, celui qui n’est pas résolu « perd son temps » au milieu d’elle.

Le on, qui ne meurt jamais et mésentend l’être vers la fin, donne cependant de la fuite devant la mort une explicitation caractéristique.  D’ici à la fin « il a toujours encore du temps ». […] « maintenant juste encore cela, ensuite cela, et seulement encore cela et ensuite… ».  Ici la finitude du temps ne risque pas d’être entendue ; au contraire devant ce temps, qui va encore et « continue d’aller », la préoccupation n’a d’autre but que d’en rafler le plus possible.[…]  On ne connaît que le temps officiel qui, nivelé comme il est, est à tout le monde et n’est donc à personne.

Martin Heidegger, Etre et Temps, 1986, Gallimard.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/vieux-brol-7-etre-et-temps-de-martin-heidegger/

« VUAZ » de Vincent Tholomé.

VUAZLes Surin Surimi, Pain, Camion, Louis Gagarine sont parmi les personnages de ce livre.  Où l’on trouve aussi des saumons qui chassent à grands coups de queues la peur du peu.  Ainsi qu’une propension de tous à beaucoup manger et beaucoup boire.  Et une aversion pour le peu qu’il s’agit de vaincre par un mieux qu’apporte le groupe.

l’un et l’autre nous luttons contre le peu et nous luttons l’un contre l’autre.

Tous ceux sont nés d’une faille, d’un fond.  Dont c’est le rôle dévolu à la parole du poète d’en rendre compte.

Puis.  Nous.  Les nés.

La narration va alors s’étaler sur la page en dénivelés, former des crêtes, naviguer entre les vallées et les sommets sur lesquels tombent parfois des ondées plus ou moins intenses.  De temps en temps, une crevasse, un achoppement, cisaille le flux de la phrase.

Puis nos journées ont commencé.  C’était ainsi.  Toujours ainsi.

VUAZ est né d’une résidence de Vincent Tholomé dans le Jura.  Et c’est la collaboration avec Patrice Masson lors de cette résidence qui a donné forme au texte.  Tous deux ont réussi à parfaitement inscrire sur la page les éléments du Jura, la pluie, le vent, les roches, les mousses dont VUAZ sourd tout entier.  Le point, l’inversion du sens d’écriture, les décalages de phrase, tout est dispositif.  Mais un dispositif efficace, qui s’efface derrière les effets qu’il laisse chez les lecteurs.

Vincent Tholomé, VUAZ, 2013, Maelström.  Une couverture avec cinq typos différentes, une qualité de papier qu’on pensait dévolue à d’autres usages, une maquette presque non-maquette (je fais une collection qui s’appelle compact donc je vais faire une couv qui ressemble à un lecteur de cd?!?), un commentaire qui dit vouloir se faire rencontrer le livre et le public « là où surgit le tigre (sic) de l’intime »…  Du temps où nombre de nouveaux éditeurs semblent avoir compris qu’un livre ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’objet qu’il est et les rapports qu’il entretient avec ce qui se trame en lui, il est dommage (et d’autant plus quand l’œuvre met en jeu à ce point la matérialité du livre) de constater que d’autres ont tendance à fabriquer des objets qui fonctionnent comme des repoussoirs…

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/vuaz-de-vincent-tholome/

« Et quelques fois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey.

Et quelques foisSTOP!  DU CALME.  FAIS JUSTE UN PETIT PAS DE COTE POUR VOIR LES CHOSES SOUS UN AUTRE ANGLE.

Alors que la grève installée à Wakonda étrangle cette petite ville forestière de l’Oregon, un clan de bûcherons, les Stampers, bravent l’autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d’une nature à la beauté sans limite. Menés par Henry, le patriarche incontrôlable, et son fils, l’indestructible Hank, les Stampers serrent les rangs…  Le retour de Lee, l’autre fils parti douze ans plus tôt à New-York et revenu pour se venger, va bouleverser un peu plus ce fragile équilibre.

Construit autour d’une intrigue haletante qui n’est pas sans puiser à la fois dans l’antiquité grecque et les croyances américaines, Et quelques fois j’ai comme une grande idée, sans faire de la référence un artifice, est hanté par l’animisme indien autant que par Œdipe, les satyres ou la lune qui, sous la plume de Kesey, devient un personnage à part entière, unifiant les croyances dans sa riche symbolique et ses rôles physiques.

au diable ce monde qui refuse de rester le même.

Tel le fleuve héraclitéen autour duquel s’articule son roman (et le fleuve sillonne les champs tel un oiseau de proie scintillant), tour à tour véhicule et barrage, un jour enrichissant ses berges de son limon, l’autre les érodant de sa violence, la phrase de Kesey glisse d’un de ses personnages à l’autre, du je au il, du plus profond du sujet à l’objectivité sans fard d’un narrateur sans cesse changeant.  On navigue ainsi d’une conscience à l’autre, la trame de l’histoire se dévoilant au rythme du dévoilement de chacun, non pas malgré leurs non-dits mais grâce à eux.

Vous savez quoi?  C’est dur de parler à quelqu’un que vous avez pas vu pendant longtemps, et c’est dur de pas le faire.  Particulièrement quand on a plein de choses à dire et aucune de comment s’y prendre?

La magie (au sens plein) opère.  Le vrai talent se mesure aussi à l’absence de la marque de l’auteur.  A ce que sa phrase ne nous apparaisse pas lue mais entendue.  A ce qu’elle ne nous apparaisse pas comme un médium, qu’elle disparaisse même derrière l’existence qu’elle atteste sans la proclamer.  Qu’il n’y ait pas d’écriture mais juste une oreille.

rien de tout cela n’aurait jamais existé, comme le bruit qu’un arbre ne fait pas quand il tombe dans la forêt s’il n’y a personne pour l’entendre.

Et peu à peu, la phrase de Kesey arrache bout à bout de chaque personnage son essence, les émonde plutôt, nous donnant à les entendre tous sous leur écorce, les dévoilant dans toute leur profondeur, leur complexité, leur différence.  Et comme le fleuve qui le traverse de part en part, Et quelques fois j’ai comme une grande idée se gonfle des consciences et inconsciences de ses personnages pour atteindre au sublime.

mais chaque mot qu’il chante, chaque saut et chaque geste, semble participer d’un rituel pour effacer le retour d’un démon féroce à la surface de la terre, rituel qu’il ne peut arrêter car chaque action calculée pour en courber l’ascension irrésistible finit par n’être qu’un nouvel élément d’une autre cérémonie subconsciente, elle-même nécessaire à cette irrésistible ascension.

Ken Kesey, Et quelque fois j’ai comme une grand idée, 2013, Monsieur Toussaint Louverture, trad.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/et-quelques-fois-jai-comme-une-grande-idee-de-ken-kesey/

« Faillir être flingué » de Céline Minard.

Faillir-etre-flingue-Minard_w525Les choses, les gens et les évènements arrivaient comme il était lui-même arrivé au monde et il lui fallait les accueillir.

Dans une vaste contrée des Etats-Unis se côtoient, se combattent, s’entraident des indiens, des blancs, des bandits de grands chemins, des gardiens de vaches ou d’ovins, des tenancières de bar et des barbiers.  Dans les mêmes mains passe un archet puis un calumet de la paix.  Un couteau à scalp puis un six-coups.  Sous les coups de feu, les scalps, la violence, se devinent les désirs et les répulsions d’une humanité à la frontière de l’errance et de la sédentarité, de l’autarcie et du commerce.

Ce que les blancs cherchaient et redoutaient tout ensemble, c’était le souffle de la vie sauvage, crue, impitoyable, désentravée.

Sur un terre plus tout à fait vierge, mais où les traces qu’il y laisse n’ont pas encore gravé profondément de chemin, l’homme de « Faillir être flingué » est comme pleinement livré à ses ambivalences.  Le même geste vers l’autre peut déclencher sa fureur ou son attachement.

Jeff marchait à grands pas et pensait aux hommes, à ce qui les relie, aux fusils et aux formes que prend la curiosité irrépressible des uns pour les autres.

C’est des balbutiements d’un commerce naissant dont nous parle ici Céline Minard.  D’un commerce dont on ne sait, à sa naissance, où il mènera ceux qui l’entreprennent.  D’un commerce qui est encore une aventure.  Qui, à mille lieues de ce qu’il est devenu (ou de l’image que l’on en a), ne peut œuvrer à la mise en liens des êtres qui le pratiquent que grâce aux risques mêmes qui lui sont inhérents.  Un commerce forcément mouvant.  Où chacun sait encore que la possession va de pair avec la menace de perdre ce qu’on possède.

J’aime beaucoup le plaisir mais je n’essaie pas de m’y installer.

Les êtres chez Céline Minard sont en perpétuel départ.  Leur vie est pleinement vraie.  Et ne l’est que parce qu’elle est à tout moment totalement mise en jeu.  Tout est moins dans le « flingué » que dans le « faillir ».  Souple, toute en rythme, disant les craintes, les peurs, les désirs des personnages avec moins de détachement froid que de pudeur, son écriture est elle-même enjeu.  Et en se glissant dans les anfractuosités d’un monde qu’elle saisit au moment précis de sa survenue, Céline Minard réussit à installer sur la page un équilibre fragile qui en témoigne sublimement.

La piste était visible comme un trait sur une page blanche.

Céline Minard, Faillir être flingué, 2013, Rivages.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/faillir-etre-flingue-de-celine-minard/

« Photographies » de Claude Simon.

photographies2On ne va pas faire son Sainte-Beuve.  Ni son Proust.  La vie de Claude Simon est bien entendu indissociable de son œuvre.  Mais c’est par delà ce truisme qu’entrent en jeu les véritables mécanismes propres à l’expérience littéraire nouvelle qu’offre toute l’œuvre de Claude Simon.  Ce n’est pas sa « petite vie », sa « petite guerre » qui forme le matériau de ses livres.  Mais bien la manière dont il les articule.  Ce n’est pas ce qui s’est passé dans un certain laps de temps de la vie de Claude Simon dont il s’agit, c’est du temps lui-même.

Et ses photos en sont aussi une parfaite « illustration ».  Certes éclairant par ses sujets l’œuvre écrite par les recoupements et rencontres qu’elle organise avec elle, la photographie de Simon continue (ou précède) son écriture dans sa volonté même.  Certes, on y retrouve, comme dans ses romans, des chevaux, des laissés-pour-compte, des corps nus, des breloques, des traits écrits sur des murs…  Mais ce n’est pas fixer un cheval, une nudité qui intéresse le photographe.  C’est avant tout de rendre compte du temps.

Et la photographie offre à Claude Simon un espace expressif qui lui permet, par les contraintes inhérentes à sa technique, de prolonger celui de la page.  Si, en effet, la page permet d’exprimer un temps forcément révolu (à la question relative à son obsession supposée pour le passé, Simon répondait que « la question posée était déjà engloutie derrière nous »), la photographie l’exprime en le fixant mais différemment.  Alors que l’espace de la page permet d’émonder mais aussi de rajouter, la photo quant à elle ne permet pas l’ajout.  On peut ajouter un paragraphe dans un livre, non un être sur de l’argentique.  Et le rapport au temps, ce sujet essentiel (le seul qui vaille?) s’en trouve questionné, mais autrement.

toute production d’image s’élabore dans une durée, est le résultat d’une médiation, d’une addition et d’une combinaison de présents accumulés, même s’il s’agit d’un peintre non figuratif, et seule, à ma connaissance du moins, la photographie peut saisir et garder une trace de ce qui n’avait encore jamais été et ne sera plus jamais.

C’est ce rapport au temps que permet la photographie qu’interroge Claude Simon.  Tout comme son écriture interroge son propre processus d’avènement, sa photographie, dans ses ombres, ses reflets, se met elle-même en jeu.  Ce qui, par delà la notoriété du photographe et l’éclairage qu’elle permet sur un autre pan de l’Œuvre, fonde son importance.

Claude Simon, Photographies, 1992, Maeght Editeur.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/photographies-de-claude-simon/

« Inventer l’écriture » de Pierre Déléage.

Inventer l'écriturePierre Déléage s’intéresse ici à un phénomène fort peu abordé : l’invention et l’usage d’écritures chez les Indiens d’Amérique du Nord.  Entre les XVIIème et XIXème siècles, des prophètes et des chamanes élaborèrent des techniques d’inscription originales afin d’assurer la transmission de discours cérémoniels.  Que ce soient Charles Meiaskaouat, chamane montagnais converti au catholicisme vers 1640, chez les Indiens Delaware en 1754, le Kickapoo Kenekuk ou chez les Ojibwa, les exemples attestés d’invention d’écritures ne manquent pas.  Si les disparités de l’une à l’autre sont nombreuses, des constantes apparaissent cependant très clairement : un prophète rencontre Dieu (pas le Dieu chrétien, un de ces ersatz), annonce un monde post-mortem ou à venir, scindé par un dualisme moral inédit chez les Amérindiens.  Les écritures, soit de cartes, soit de chants, qui en naissent n’ont d’usage que dans un contexte cérémoniel et accompagnent la mémorisation orale d’un discours rituel.  Toutes ces écritures sélectives furent attachées à des institutions rituelles précises et aux discours canoniques dont elles assuraient la transmission.

L’écriture ne fut inventée par les prophètes et par les chamanes que pour faire l’objet d’un usage attaché à des discours et à des rituels précis.  Ce régime d’usage constitue donc une raison suffisante pour inventer une écriture.

Soit ces écritures assuraient une transmission d’un discours se complexifiant, soit elles étaient destinées à diffuser plus largement un discours simple.  La stabilité (parfois plus que centenaire) de ces écritures étant due pour grande partie à leur faible distribution dans les populations concernées.

Le kickapoo Kenekuk parlait régulièrement avec Dieu.  Il lui arrivait aussi de voyager au ciel d’où il rapportait des descriptions édifiantes à la portée morale adaptée aux nouvelles conditions de vie de son peuple.

Les rapports ambigus et tendus qu’entretenaient ces populations amérindiennes avec les tentatives de christianisation des Euros-Américains ne sont évidemment pas à négliger.  Ainsi, si tous ces prophètes et chamanes utilisaient l’écrit inventé comme instrument de propagande et de diffusion de leurs prophéties, il leur servait aussi de certification : c’était écrit, comme la Bible des blancs.  Par l’accès à l’écrit, ils accédaient à sa reconnaissance et à sa puissance.

C’est, certes, dans ce contexte de dissensions aigües entre Amérindiens et Euro-Américains que doivent être replacées toutes les inventions de rituels et d’écriture qu’analyse l’auteur.  Et l’aspect anthropologique en est particulièrement passionnant.  Mais la lecture de ces faits dépassent le simple cadre anthropologique pour questionner la naissance même, non plus de ces écritures particulières, sélectives, mais des écritures intégrales.  La naissance de celles-ci est souvent envisagée dans un cadre strictement commercial, urbain.  Ce que démontre avec brio cet essai, c’est que d’autres contextes peuvent voir éclore des écritures.  Et que l’effort intellectuel intense qui prévaut à la création d’une technologie aussi élaborée qu’une écriture peut être détaché de ces cadres fort étroits.  Et que l’écriture intégrale (dont l’auteur montre des exemples de créations récentes au Nigéria ou au Laos), plus stable car codant tous les discours, pourrait avoir surgi d’écritures sélectives, attachées, dont elle se serait débarrassée des affres de la mnémotechnie.  L’écriture intégrale pourrait être une écriture sélective qui a réussi.  L’écriture intégrale pourrait être née du chant, du rite de la cérémonie ou d’un arsenal technologique destiné au départ à comptabiliser et classifier des péchés.

Un jour, l’homme partit chasser et trouva un livre sous un arbre.  Il s’arrêta et l’observa.  Le livre se mit à lui parler et lui dit ce qu’il devait faire et ce qu’il ne devait pas faire.  Il lui donna une longue liste d’ordres et d’interdits.  L’homme trouva cela curieux et, bien qu’il ne l’appréciât pas vraiment, il l’apporta chez lui et le montra à sa squaw.  « J’ai trouvé un livre sous un arbre » lui dit-il, « qui me dit de faire plein de choses et qui m’en interdit d’autres.  Je trouve ça difficile et je vais le remettre où je l’ai trouvé ».  Et c’est ce qu’il fit malgré les supplications de sa squaw qui souhaitait le garder.  « Non » dit-il « il est trop épais.  Comment pourrais-je le transporter dans mon sac-médecine?  » Et le jour suivant, il laissa le livre sous l’arbre où il l’avait trouvé et au moment même où il le déposa, il disparut.  La terre l’avait avalé.  A sa place, toutefois, un autre livre apparut, sur l’herbe.  Il était simple et léger ; il était écrit sur deux morceaux d’écorce de bouleau.  Il lui parla également, en un ojibwa clair et pur, ne lui interdisant ni ne lui ordonnant rien ; il lui enseigna seulement les usages et les qualités des plantes de la forêt et de la prairie.  Cela lui plût beaucoup.

Pierre Déléage, Inventer l’écriture, 2013, Les Belles Lettres.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/inventer-lecriture-de-pierre-deleage/

« Confiteor » de Jaume Cabré.

confiteorJe ne me plains pas : je t’écris, c’est tout.

Avant qu’il ne sombre définitivement dans le désordre qu’engendre en lui la maladie dégénérative dont il est atteint, Adria décide d’écrire sa confession et l’adresse à Sara, la femme aimée de toujours.

Entre une mère qui rêve de faire de lui un violoniste virtuose et un père, ancien séminariste reconverti en antiquaire, qui le destine à incarner LE représentant de l’humanisme (Tu seras un grand humaniste et point final.), c’est à une enfance sans amour qu’est condamné le jeune et brillant Adria, objet de projet, non de désir.  Parmi les livres d’études, les manuscrits rares, les objets de collection les plus divers, glanés au gré des mouvements de l’Histoire par son père (qui l’a aussi un peu aidée, cette Histoire, à faire tomber dans son escarcelle les objets les plus désirés), parmi tout cela, émerge un objet : le Vial, seul violon de Storioni à porter un nom.

Le Vial était une sorte de mirador pour l’imagination.

Tous les objets portent sur eux les traces et souvenirs de ceux qui les ont ceints, portés, ou joués d’eux, comme de ceux qui les ont façonnés.  Comme autant de stigmates.  Et c’est ce qui attire vers eux, plus que les objets en eux-mêmes ou leur coût, ceux qui les veulent posséder.

si je trouve un objet qui m’intéresse, le monde se réduit à cet objet, que ce soit une statue, une peinture, un papier ou une toile.  Et le monde est plein d’objets qui, à eux seuls, n’ont besoin d’aucune justification.

Et faire l’histoire d’un objet revient alors à plonger dans celle de l’obsession qu’ont éprouvé ces possesseurs à travers le temps à le posséder.  Jusqu’à ce que posséder puisse se faire par delà bien et mal.

C’est incroyable, comme les choses les plus innocentes peuvent engendrer les tragédies les plus improbables.

Dans la phrase qui dérive, la mémoire qui flanche de celui qui écrit, confondant les époques, faisant d’un il le tu auquel il s’adressait plus tôt, se donne précisément à lire cette conjonction intime entre Beauté et Mal, cette conviction du narrateur que le Mal ne peut qu’exister lié au Beau et comme hors du temps.

L’Obersturmbannfürher Rudolf Höss, qui était né à Gérone pendant l’automne pluvieux de l’an 1320, à l’époque si lointaine où la terre était plate.

Le bourreau néo-nazi ne ressemble pas à l’inquisiteur .  Il l’est.  Le Mal, quand il est parfait comme seul lui peut l’être, même s’il s’incarne (Le Mal, c’est des vraies gens.), est une figure fondamentalement uchronique.  Et quelle meilleure manière de montrer l’uchronie du Mal que dans la confusion de la mémoire qui se charge de le confesser?

Je suis responsable : confiteor

Jaume Cabré, Confiteor, 2013, Actes Sud, trad. E. Raillard.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/confiteor-de-jaume-cabre/

« Et ainsi de suite. La régression à l’infini et comment l’interrompre. » de Paolo Virno.

Et ainsi de suiteLa régression à l’infini survient lorsque la solution d’un problème provoque la réapparition de ce problème lui-même.

Qui a des enfants (mais pas que) ne peut rester insensible à cette « faille » logique qu’est la régression à l’infini.  De la réponse à un pourquoi enfantin à la réponse au pourquoi du pourquoi, à la réponse au pourquoi du pourquoi du pourquoi, le cheminement, s’il n’en prend pas toujours les détours précis, trouve de nombreux échos avec celui de cette régression.  Différente du cercle (vicieux ou vertueux), la forme que prend la régression à l’infini est celle de la spirale.  Elle s’enracine dans l’éternel retour du même mais en passant des seuils logiques toujours plus élevés.  Elle fait toujours ré-advenir la même question mais en lui créant toujours une nouvelle réponse.  La régression à l’infini fait toujours réapparaître le même problème, certes, et à l’infini, mais modifié, comme toujours nouveau, comme plein des promesses qui les verront se résoudre.  Promesses fausses mais qui incitent, plein d’espoir, à poursuivre plus avant dans la spirale.

Paolo Virno se fait d’abord un devoir d’expliquer la régression à l’infini avant d’en trouver le pourquoi dans nos particularités humaines que sont  l’hyper-réflexivité, la transcendance et la dualité d’affects.  Mais, plus essentiellement, son analyse est avant tout destinée à montrer comment stopper cette régression.  L’arrêt pouvant résulter d’un choix, d’un procédé consciemment mis en œuvre.  Telle cette procédure interrompant la régression en recoupant le terme problématique par un autre issu d’un autre champs sémantique.  Ainsi, pour faire simple, de la peur.  On a peur.  Ayant peur, on a aussi peur d’avoir peur.  Et on a peur d’avoir peur d’avoir peur.  Et ainsi de suite.  Mais cette seconde peur (ou la deuxième, ou…), si elle fait ré-advenir le premier terme (ou celui qui le précède), ne s’y limite pas.  Son second terme en enrichit le second qui le dépasse pour, comme en changeant de registre, résoudre, ad minima, la régression.  Et ainsi, la peur devient angoisse.

Ancrée dans le langage (La régression à l’infini est la fatalité qui attend ceux qui veulent exprimer par des mots le fait que l’on parle.), la régression à l’infini est bien plus qu’une simple et bien identifiable faille logique.

l’histoire de la philosophie est dans une mesure très large, et même décisive, l’histoire des tentatives pour mettre un terme à la régression à l’infini.

Cet « ainsi de suite » vertigineux ne peut être résolu que par un « ça suffit comme ça ».  Alors que l’on tente souvent de faire de la philosophie un geste, un mouvement, puisant chez Kant, Wittgenstein et confrontant sa pensée à l’expérience politique, Paolo Virno nous rappelle qu’elle est avant tout arrêt, et que, comme les habitudes sont les cristaux de la pratique, ceux de la pensée sont les idées.  Et, en hissant ce détail qu’est la régression à l’infini à des niveaux d’interprétation inédit pour en redécouvrir l’aspect originaire, il en renouvelle l’urgence.

L’interruption de la régression est le geste adaptatif, manifestement linguistique, par lequel nous maîtrisons dès l’origine l’inadaptation que le langage même ne cesse de produire.

Paolo Virno, Et ainsi de suite, 2013, Editions de l’Eclat.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/et-ainsi-de-suite-la-regression-a-linfini-et-comment-linterrompre-de-paolo-virno/

« Le petit bossu » de Roberto Arlt.

petit bossuTu as besoin de fouiller profondément dans la plaie.

Où réside la preuve de notre existence si ce n’est dans l’autre?  Et dans ce qu’il éprouve pour nous?  Chercher les preuves de l’amour de l’autre, pour nous, est bien plus qu’un acte de jalousie ou qui pallie à celle-ci.  C’est y chercher la preuve que nous existons.

Lorsque je prononce son nom, je sens sur mes joues une rafale de vent chaud.  Et pourtant la neige grise recouvre la crête des montagnes.  Et là-bas, tout est noir dans les abîmes.

Un homme cherchant la preuve de l’amour d’une femme dans la demande qu’il lui fait d’embrasser un laid difforme, un proxénète, un tuberculeux, un homme à la veille de se marier et pesant ses possibilités de rompre ; tous les personnages sont ici plongés au creux d’abymes dont le sordide est à ce point prégnant qu’ils en deviennent douteux, presque irréels.

Parfois, quand je considère le stade où j’en suis, il me semble que de grands espaces d’ombre se meuvent dans mon cerveau, je marche comme un somnambule et le processus de mon avilissement m’apparaît comme enchâssé dans l’architecture d’un rêve qui ne s’est jamais réalisé.

La violence que chacun de ces êtres met à tout simplement être, implacable, aliénante, nous rappelle qu’à force de chercher les preuves d’une « chose » (un amour, une amitié, une vie), on en arrive parfois à étouffer ou briser la chose même.  A trop vouloir s’attester, on en vient à disparaître.

Chacun d’eux est en soi un mystère, inexplicable, un nerf non encore classé, brisé dans le mécanisme de la volonté.

Mais chacun de ces personnages est aussi, même dans sa perte, profondément unique.  Dans ces nouvelles (et Roberto Arlt est, à notre avis, avant tout un nouvelliste, et des plus grands), tout est sombre, plongé dans les ténèbres.  Mais dans les ténèbres aussi, l’on peut rire.  Et si tout est tapissé de noir, le talent, l’art de disposer des matières, comme chez un Soulage ou un Vandercam, ou des mots qui sont d’autres matières, peut donner à lire des nuances qui donne à toute cette noirceur la saveur inattendue de la vie.

Tableau de notre existence.  Gris comme le fond d’un four.

Roberto Arlt, Le petit bossu, 2013, Cent pages.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/le-petit-bossu-de-roberto-arlt/

« Un divertissement » de Jean-Louis Bailly.

divertissements’associer à la douleur de l’autre c’est d’abord le remercier d’avoir pris sur lui tout ce malheur qui cette fois encore vous a oublié.

Pierre Helmont a perdu sa fille.  Enseignant, il part surveiller les épreuves du BAC dans une petite ville en bord de mer.  Au fur et à mesure des épreuves se dévoilent les circonstances douloureuses du décès, jusqu’au finale inattendu et terrible.

comme dans un cauchemar, la dissociation entre ce que l’on vit et ce que l’on voit, l’impossibilité d’insérer sa personnalité dans une réalité absurde, et l’impossibilité de la fuir.

Qu’est ce que se divertir?  Quelles sont les possibilités de divertissement?  Quelles sont les possibilités du divertissement? Pour Pierre Helmont, les épreuves du bac qu’il fait passer le divertissent des pensées de la mort de sa fille.  Pour les candidats, c’est du BAC qu’il s’agit de se divertir.  Pour sa fille, le divertissement prend une teinte plus tragique.  Ce qui nous divertit peut devenir ce dont d’autres cherchent à se divertir.  Non seulement, dans cette perversion de l’idée pascalienne du divertissement, le jeu est pris pour le sérieux, aussi le sérieux de l’un est devenu le jeu de l’autre.  Dans notre course à ne pas nous confronter au néant, nous faisons s’y engouffrer plus profondément l’autre.

C’est une imposture!  Oui mais parmi tant d’autres.

Alors que le divertissement a pour fonction d’éloigner de l’essentiel pour ne pas étouffer dans celui-ci, et donc, dans la prise de distance que le divertissement permet, mieux l’appréhender, son pervertissement le fait passer pour l’essentiel même.  Et c’est précisément cette prise de distance que re-permet l’acte qu’est lire « Un divertissement ».  La mise en perspective du divertissement se fait ici en divertissant le lecteur, en en renseignant les codes.  Dire la chose.  Et utiliser pour la dire sa substance même.  « Un divertissement » est une imposture, comme tout roman.  Mais une imposture qui s’attelle, en finesse, comme toute écriture qui vaille la peine, à questionner les conditions de l’imposture.

Et le bac pour oublier.

Jean-Louis Bailly, Un divertissement, 2013, Louise Bottu.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/un-divertissement-de-jean-louis-bailly/