« Le tramway » de Claude Simon.

TramwayEt de nouveau cela s’est produit.

Le narrateur se souvient du tramway qui le ramenait de l’école à la demeure que sa mère louait sur la Côte d’Azur quand une douleur l’extirpe à son flot des souvenirs et le ramène au lit d’hôpital où il gît en transit.

Alors qu’il est entouré de tout ce qui le ramène à sa finitude inexorable, tel ce vieillard du lit d’à côté, envisageant chacun de ses gestes avec l’économie absurdement prudente du dernier souffle ;

Ce misérable acharnement qu’il mettait non seulement à vivre mais à nier une déchéance qu’il incarnait jusqu’à un insupportable degré d’indécence.

Alors que comme tout malade, il s’ingénie à concentrer sa mémoire sur ce qui pourrait l’éloigner de cette expérience de sa mort, [sa] vie de malade tout entière concentrée sur une multitude de ces infimes détails, tout comme son voisin figurant d’autant mieux la mort qu’il cherche à la tromper, le narrateur n’exhume du passé que des images qui le ramènent à sa condition mortelle.  Le brancard le ramène au tramway, qui le ramène à sa mère mourante, qui le ramène aux homme-troncs, ces stigmates montés sur roues de 14-18, qui le ramènent aux châsses portées à dos d’homme, qui le ramènent à Charon…  Et l’image qui peu à peu émerge est celle de la servante, massacreuse de rats et de chatons, qui veilla jusqu’à son terme, en Erinye consciencieuse, la mère du narrateur jusqu’au bout.

Comme si entre l’animal survivant de la préhistoire et la femme qui portait sur elle cet impénétrable visage de cuir desséché, avec la même sauvage tendresse que lorsqu’elle  s’occupait de maman, existait une sorte de pacte ou de lien occulte, de silencieuse connivence, comme on ne savait quelle alliance scellée du fond des âges, plus forte que le temps et la mort.

C’est cela qu’est Le tramway.  Un exercice de mémoire.  Ou plutôt, Proust hantant ce livre-ci de Simon plus encore que les autres, une recherche du temps.  Où la mémoire, telle une vague (pouvant en même temps sentir au-dessus de moi cette chose puissante qui soulevait avec douceur la grosse barque puis l’accueillait mollement comme dans un berceau liquide puis montait de nouveau) fait affleurer sur la page en les mêlant passé et présent.  Au creux de cet impalpable et protecteur brouillard de la mémoire, le temps se retrouve tout entier comme en des points de saisie, sur un visage, un objet, rompant avec l’idée du temps-continuum.

Comme si rien – ou presque – n’avait changé.

Claude Simon, Le Tramway, 2001, Minuit.

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« Le mythe de la Grèce blanche » de Philippe Jockey.

mythe de la grèce blancheLa très vive polychromie des temples était « l’agalma » par excellence, offrande aux divinités honorées.  Le blanc, à l’inverse, était la marque même de la désaffection religieuse et source d’ennuis pour les humains.

Toutes les statues grecques étaient systématiquement peintes.  Des frontispices des temples aux statues des dieux en passant par les sarcophages, la polychromie était partout.  Et si les statues n’étaient pas chamarrées, elles étaient dorées à l’or fin.  Le travail du peintre était tout aussi important que celui du sculpteur, étant associé à l’œuvre dès sa conception.  A la fois tentative de restitution du réel, monstration d’une complexe symbolique des couleurs (ou le blanc était d’ailleurs à éviter), l’édification de la statuaire grecque était à cent lieues de l’image marmoréenne qu’elle a pris de nos jours.

Si les couleurs participent de la définition même de l’altérité dans le monde grec […] elles concourent aussi à l’affirmation d’une ultime forme de l’autre : l’étranger, voire le barbare.

Très vite, la couleur fut l’occasion de définir un rapport à l’autre.  Le grec était représenté sous ses codes de couleur (jamais blanc cependant), le métèque et le barbare sous les leurs (à dominante brune, voire rousse).  Les frontières et les clivages de la société grecques y trouvaient leur mode de représentation.

Idéologie et esthétique vont très souvent de pair dans l’histoire du monde occidental.

Au fil du temps, les couleurs vont s’estomper.  Les temples ne seront plus entretenus.  Rome, qui, la première, va copier les œuvres grecques sculptées et les diffuser, oubliera leurs couleurs pour des raisons pratiques (dont celle du coût).  Puis, avec Pline, la blancheur va devenir morale, car célébrant dans l’imagerie le refus connexe du métissage.  Malgré une résistance chromatique d’origine païenne dans les premier temps chrétiens, lentement mais surement, « le blanc comme métaphore de l’antique commence alors de s’imposer à tous ».

Un beau corps sera d’autant plus beau qu’il sera plus blanc.

Ce blanc de l’antique, devenu le paradigme de représentation du moralement juste, va être célébré à toutes les sauces.  C’est dans les blancs antiques qu’on enterre les hommes d’Eglise.  On fuit les couleurs de l’art pour retrouver la pureté du rapport à Dieu.  La grotte de Pan à Paros devient lieu de pèlerinage.  Et chaque fois, le recours éthique au blanc est avalisé par l’antique.  Jusqu’au Quattrocento qui, se découvrant à tort un passé marmoréen, l’opposera à l’autre bariolé, image du vulgaire, forcément éthiquement moindre ; l’amérindien ou l’arabe.  Cela se renforçant d’autant et s’enracinant dans l’imagerie populaire par des modes comme celle due à Wegdwood qui reproduira par millions les camées antiques gravés à l’origine dans l’onyx ou la sardoine (donc tout sauf blancs) dans un jaspe au blanc éclatant.  Partout la dichotomie couleur/orient vs blanc/occident se renforce et trouve à se justifier dans des origines antiques blanches.

Que dire alors quand, dès 1798, on redécouvre cette réalité d’une Grèce polychrome, que dès ce moment ne font qu’avaliser avec certitude toutes les découvertes et études?  Loin d’accueillir la nouvelle comme il se doit, dans l’évidence que peut donner la science lors d’une époque si positiviste, au fur et à mesure de cette redécouverte, le discours visant à assurer la blancheur du passé se renforce.

une telle redécouverte menace de saper les valeurs cardinales d’ordre, de tradition et supériorité de l’Occident sur l’Autre.

D’une Grèce trouvant dans son passé blanc de quoi trouver une raison supplémentaire de s’opposer à l’Empire Ottoman dont elle s’émancipe en 1830, à un touriste d’aujourd’hui à qui on décide qu’il est impossible de vendre une Grèce autrement que se détachant parfaitement blanche sur fond bleu, jusqu’au blanchiment récent du Parthénon, tout montre et démontre, au sein de ces résistances et résurgences, que cette question de la blancheur antique revêt bien plus qu’une simple question d’ordre scientifique.  Et la force de l’analyse de l’auteur est bien là.  En montrant les causes (et conséquences) de la construction d’un mythe, il nous rend attentif non seulement à l’élaboration de celui-ci, mais aussi à son renforcement, au plus profond de nos consciences mêmes, en une mystique dont il convient de reconnaître ce qui a présidé à sa formation pour en détecter, et désamorcer au besoin, les enjeux.

Philippe Jockey, Le mythe de la Grèce blanche, 2013, Belin.

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« La société industrielle et son avenir » de Theodore Kaczynski.

La société industrielleThéodore Kaczynski est plus connu sous le nom d’ « Unabomber » et le rôle qu’il a joué sous ce nom que pour ses écrits.  Unabomber est ce poseur de bombes qui a sévi entre 1978 et 1996, donnant lieu à la plus longue et coûteuse chasse à l’homme qu’ait connu les Etats-Unis, faisant 3 morts et 26 blessés.  D’une intelligence dite hors du commun, cet ancien professeur de mathématiques de Berkeley s’était retiré à l’écart de la civilisation pour envoyer à ses représentants les plus férus de technologie des colis piégés.  Ce n’est que suite à la dénonciation de son frère et à l’aide de graphologues que le FBI mettra fin à ses activités.  « La société industrielle et son avenir » fut publié dans la presse à l’époque en échange de la promesse d’ « Unabomber » de cesser ces activités.

Ce texte se veut moins un résumé des justifications de ses actes qu’un condensé théorique des idées de son auteur.  Le rapport au contexte n’est pas revendiqué.  Ce n’est pas l’homme qui pose des bombes qui écrit.  Ou du moins n’est ce pas sous cet égide là que l’auteur voudrait le voir lu, mais simplement comme l’exercice d’une pensée à l’oeuvre.  Or celle-ci est profondément indigente.  Non content de faire reposer toute sa « pensée » sur une dialectique radicale entre liberté et technologie (la technologie n’est pas « mauvaise » pour la liberté, elle en est le contraire?!?), l’auteur ne l’étaie même pas.  Réductions psychologisantes, affirmations péremptoires d’un passé forcément heureux, tous les raccourcis sont allègrement empruntés.  Pourquoi le lire, donc?

Pour que notre message ait quelque chance d’avoir un effet durable, nous avons été obligés de tuer des gens.

nous avons utilisé l’image d’un homme puissant dépossédant un voisin faible par une série de compromis.  Supposez maintenant qu’il tombe malade et devienne incapable de se défendre.  Le faible peut alors l’obliger à lui rendre ses terres ou bien le tuer.  C’est un imbécile s’il l’épargne et l’oblige seulement à lui rendre son bien, parce que le puissant lui reprendra sa terre dès qu’il sera rétabli.  La seule décision censée est de le tuer pendant que cela est possible.

Nous avons énoncé tout au long de ces pages des affirmations imprécises et d’autres qui mériteraient toutes sortes de nuances et de restrictions.  Certaines sont peut-être fausses.  Un manque d’informations suffisantes et la nécessité d’être brefs nous ont empêchés d’être plus précis et d’apporter toutes les nuances nécessaires.  Dans une analyse de ce genre, chacun est largement tributaire de son intuition, au risque parfois de se tromper.  Nous ne prétendons, avec ce texte, à rien d’autre qu’à fournir une approximation sommaire de la vérité.

« Je justifie (car, quand bien même je ne présente pas ce texte comme une justification il le devient) les actes commis par des raisons dont je conçois et avoue le caractère aléatoire ».  « Je justifie ces mêmes actes destinés à nous faire retourner à l’état de nature (que j’exalte) par l’exercice froid et implacable de ce que je lui oppose (et exècre) : la raison (d’où a découlé, je le reconnais, tout ce que, maintenant, je me donne pour mission d’y mettre un terme) ».  L’intérêt du texte, s’il passe d’abord par le décodage de ses paradoxes, ne peut s’y limiter.  Car il interroge, qu’on le veuille ou non, le rapport à l’oeuvre entre le texte et le lecteur, qui, s’il se contente de « coller aux pages » et à elles seules, n’en extirpera que les paradoxes.  Ce rapport au texte seul étant lui même de l’ordre de la tentative et d’elle seule.  Comme de lire « Mein Kampf » sans que la pensée, même contrainte, ne dévie une seule fois vers une image de camps.  Alors que très souvent, corrompre le texte revient à l’encadrer dans le « réel », l’y incarner de force, le forçage est ici d’empêcher le « réel » de faire irruption.  En cela, le véritable intérêt de « La société industrielle et son avenir » lui est totalement extérieur.  Il n’est pas une fiction.  Théodore Kaczynski EST Unabomber.  Et son texte n’est rien sans ce dont il provient.  Par cette descente dans les failles d’un texte se dessine le rapport qu’un lecteur entretient avec lui et qui ne se donne à lire pleinement que dans le con-texte.  Et sa lecture exemplative démontre que, de temps en temps, l’auteur doit être « exhumé » du concept bien pratique de « mort de l’auteur » sous lequel d’aucuns dissimulent un peu facilement ses errements solipsistes.

Théodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, 1998, Enyclopédie des Nuisances.

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« Le lecteur à l’oeuvre ».

bodmerA l’heure où la technologie (mais surtout l’angoisse que soulève notre manque de maîtrise à son égard alors même qu’elle semble étendre toujours plus la sienne sur nos existences) questionne le rapport à tout objet en général, au livre en particulier, la fondation Bodmer propose une exposition consacrée à ces manières dont, depuis toujours, pèsent les lecteurs sur l’œuvre.

Plongeant dans les textes d’entre autres Cendrars, Proust, Montaigne, Mallarmé, Cortázar, Erasme ou Sterne, les auteurs de la préface du catalogue qui prolonge brillamment l’exposition bien plus qu’elle ne l’accompagne comme traditionnellement, les auteurs donc, tout comme les commissaires nous rappellent que tout texte est aussi au préalable un geste de lecture.  Les pages d’épreuve des « Intermittences du cœur » montre un Proust « se » lisant, « s' »annotant, barrant le titre, renommant le livre « A la recherche du temps perdu ».  Une « Divine Comédie » de 1481, reprend, en regard du texte de Dante, un commentaire de l’œuvre qui colonise presque l’entièreté de la page.  L’exemplaire arrivé jusqu’à nous se complète en sus du commentaire d’un humaniste annotant non le texte de Dante mais le commentaire savant.  Ce livre ayant contribué largement au rayonnement de la Divine Comédie.  Un exemplaire du « De Rebus Gestis Alexandri » de Quinte-Curce de 1545 montre dans sa marge des annotations du lecteur Montaigne, dont on retrouvera plus que de simples traces dans « Les Essais ».  Il n’y a de texte que lu.  Et c’est toujours un texte déjà lu que nous lisons.  Et l’acte qu’est lire, quand le constat qu’il est un agir devient enjeu de l’écriture, comme chez Butor (ou comme chez Arno Schmidt, ou Maurice Roche ou tant d’autres maintenant pour qui cela forme centre dans l’œuvre même), il convient de s’imprégner de sa signification pour en appréhender l’importance et saisir qu’il est toujours performatif.

Un livre dont l’enjeu est tel ne pouvait bien entendu faire l’économie de la mise en scène de son propos.  La couverture thermo-sensible dévoile son territoire par la chaleur des doigts du lecteur.  L’ampleur laissée à la marge est un appel à l’annotation.  Car l’œuvre nécessite un lecteur à l’œuvre.  Et comment l’exprimer mieux qu’en faisant s’inscrire dans l’œuvre, par ces procédés, les traces qu’y laisse le lecteur?  Ne lui laissant plus l’espace où douter de sa qualité d’acteur.  Lui démontrant, n’en déplaise aux tristes, que l’avenir est à lui.

La conception de l’œuvre comme un mobile qui s’accomplit dans son devenir rassemble l’âge pré-moderne et l’âge post-moderne dans un idéal commun de plasticité qui ouvre à l’action du lecteur une ample carrière.

Le lecteur à l’œuvre, 2013, Infolio.

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« Hippocampe ».

hippocampeAlors que d’ici peu, on peut s’attendre à retrouver, rassuré, rasséréné, la même déferlante de pommade, indûment nommée critique, que chaque année à cette même période, déversent, sur le papier qu’ils gâchent, des journaleux utilisant le duvet plus que la pointe de la plume dont ils s’arrogent l’exclusivité, bref, alors que la rentrée littéraire approche à grand pas, il est bon de rappeler qu’existent dans ce paysage des horizons bien moins convenus.

La revue Hippocampe en fait indéniablement partie.  La direction de ce journal critique d’abord simplement semestriel a décidé, pour le bonheur de tous (en ce compris le vôtre à venir si vous ne le connaissez encore), de prolonger la brillante réflexion qu’elle menait tous les six mois en se déclinant mensuellement.  Le journal regroupe des articles s’intéressant aux arts visuels, à la philosophie et à la littérature.  Le principe en est simple : faire travailler votre hippocampe utilement.  Donc faire de la critique.  C’est-à-dire séparer. D’abord d’un dehors.  Donc choisir de ce dont on va parler.  Et puis, un fois délimité un dedans, opérer un jugement sur ce dont on parle.  Ca paraît évident.  Tellement que ca en apparaît presque trivial.  Et pourtant c’est aussi rare qu’un subjonctif imparfait chez Guillaume Musso.  L’équipe d’Hippocampe ne s’embarrasse pas non plus d’actualités.  Si, dans le numéro de juillet, on retrouve un long article sur la biennale de Venise, on y trouve aussi un autre, par exemple, portant sur « Le destin des images » de Jacques Rancière, livre sorti en 2003.  Hippocampe semble aussi se tamponner d’un quelconque lien mercantile.  Non content de ne se parer d’aucune publicité, ce journal pousse le vice jusqu’à faire traduire des articles en italien portant sur un auteur dont quasiment rien n’est disponible en français.  Intéresser un lectorat à ce qu’il ne connaît pas!  Lui proposer à lire sur ce dont il n’a jamais rien lu!  Croire en la curiosité!  Un comble!

Le tout bien écrit, bien fagoté et pour la somme honteuse de deux euros.

Vous savez maintenant ce que vous coûte une séance de musculation de l’hippocampe…

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« L.M.S. et autres nouvelles » de Pierre Blondel.

LMSTout cet univers le renvoie non à ce qu’il aurait pu être, mais à ce qu’il aurait pu toute sa vie, et en vain, tenter d’atteindre.  Cela ne le rassure pas, rien ne rassure celui qui ne connaît pas l’inquiétude, mais ça lui fait du bien.

Pierre Blondel est architecte.  Un architecte engagé, pour qui bâtir relève autant de l’ingénierie que de la philosophie.  Comme tel, il questionne des lieux.  Et dans l’attente de les voir sortir de terre (le processus, entre réflexions demandant forcément du temps pour qui désire réellement réfléchir et méandres administratifs, est lent), il a décidé de les habiter de ses personnages.

Composé des nouvelles suivies d’un « cahier » reprenant des croquis et/ou photos des lieux dans lesquelles les nouvelles se déroulent, ainsi qu’une courte introduction aux tenants et aboutissants de l’édification du bâtiment, L.M.S. se présente comme un ensemble à lire.  Où l’assemblage de mots, les images des bâtiments, les bâtiments eux-mêmes, la ville aussi dans laquelle ils trouvent place, forment dans son ensemble matériau à lire et interrogent la chose au travers que ce que l’on peut en dire.

Comment décrire l’ensemble?  Comment parle-t-on d’une image, d’un tableau?

L’auteur a choisi ici donc de peupler cette chose pour la pouvoir représenter.  Non pour s’en justifier.  Même si, toujours, à l’architecte ne peut être concédé de créer sans s’en justifier.

Et feignant de ne pas être seulement l’heureux bénéficiaire du hasard mais l’authentique créateur d’une œuvre originale, il passait, sans transition et avec bonheur, du côté des créatifs, auxquels, mis à part les architectes, on ne demande jamais de se justifier.

Bien entendu questionnement sur le rôle de l’architecture et caisse de résonances des indignations et des combats de l’architecte, L.M.S. se fait aussi, en peuplant d’imaginaire les interstices des lieux bien réels (c’est à dire palpables, touchables, tangibles, durs) qu’érigera son auteur, interrogation sur ce qu’est créer.  Nous rappelant la part qu’y joue les contingences, il nous ramène subtilement, sans même avoir recours à la métaphore, à cette fonction du texte qui est de construire un lien avec le réel.  Réel qui, comme tout bâtiment, n’existe vraiment qu’habité.

Pierre Blondel, L.MS. et autres nouvelles, 2011, Editions Fourre-tout.

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« Les géorgiques » de Claude Simon.

GéorgiquesDe la feuille, de la feuille, du fumier et beaucoup.

Un général de la révolution, un jeune adolescent de onze ans fasciné par une représentation de l’Orféo de Monteverdi, un combattant à cheval fuyant l’avancée des troupes allemandes, un combattant républicain lors de la guerre civile espagnole.  Peu à peu émergent des éclats trois « ils » :  Jean-Pierre Lacombe-Saint-Michel (LSM), Georges Orwell (O.) et « l’auteur ».  Ou plutôt un il dont les contours se font et défont sans cesse, ce qu’il recouvre se fondant dans une « réalité » qu’on ne laisse jamais parfaitement advenir avant de tendre vers une autre encore.  Comme d’habitude, Claude Simon code.

Il est évident que la lecture d’un tel dessin n’est possible qu’en fonction d’un code d’écriture admis d’avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur.

Lentement, ce il se sédimentant des êtres qu’il hante tour à tour se fixe (mais imparfaitement, s’y déposant plus que s’y fixant) sur l’aïeul de l’auteur, ce Jean-Pierre Lacombe-Saint-Michel jamais complétement nommé.   Participant de la prise de la Bastille, général d’artillerie, député du Tarn, membre du comité du Salut Public, votant de la mort du roi, sa vie sera faite de campagnes guerrières.  Loin de celle du Tarn que son éloignement ne lui permet de soigner que par les lettres de directives qu’il envoie à ceux supposer s’occuper de son domaine en son absence.

il corrigeait, embellissait, labourait, plantait par procuration, usant non de charrues ou de herses mais de cette encre brune, couleur rouille.

Alors qu’un Mécène confie à Virgile la mission d’éduquer l’agriculteur par la poésie, ici c’est Mars qui, de nouveau, éloigne des champs à cultiver.  Dans son exil guerrier, LSM, dont les missives parsèment le texte, sarcle et sème par le mot.  Mais, dans l’urgence des combats et de son incertitude, le mot de ces Géorgiques-ci est lui-même d’urgence et d’ordre surtout.

Comment voulez vous que j’aie la tête à tout quand je ne suis pas là et que je suis occupé des affaires de la guerre.

Car, au creux d’une nature qu’il s’agit de troubler par le fer et le feu, comment LSM pourrait-il encore vouloir peser, faire éclore et fructifier cette nature sans recourir à cet autre fer, cet autre feu des mots?

l’horreur, l’ahurissement, le scandale, la soudaine révélation qu’il ne s’agit plus là de quelque chose à quoi l’homme ait tant soit peu part mais seulement la matière libérée, sauvage, furieuse, indécente.

Que ce soit l’aïeul combattant, ou O., ou Claude Simon fuyant la déferlante allemande, ce sont les mêmes prés, les mêmes champs, les mêmes vignes, les mêmes haies à regarder, les mêmes clôtures à vérifier, les mêmes villes à assiéger, les mêmes rivières à traverser ou à défendre, les mêmes tranchées périodiquement ouvertes sous les mêmes remparts.  Et la phrase de Simon se doit alors de répéter sur le papier (pour que la feuille soit ce fumier d’où puisse sourdre le réel) ce même mouvement des saisons, comme celui des troupes armées d’Europe, s’empêtrant au travers des temps, dans les mêmes bourbiers, au mêmes endroits, pour les mêmes causes ou peu s’en faut.

On dirait que les mots assemblés, les phrases, les traces laissées sur le papier par les mouvements de troupes, les combats, les intrigues, les discours, s’écaillent, s’effritent et tombent en poussière, ne laissant plus sur les mains que cette poudre impalpable, couleur de sang séché.

Comme une tentative de négation de progrès, comme un projet parménidien d’expression de l’illusion du mouvement, la phrase s’enroule dans des limites comme souples, diffuses, auxquelles la définition même de limite semble se refuser.  Et à l’immobilité d’une humanité s’empêtrant dans les mêmes bourbiers répond celle de la phrase qui la dit, qui ne doit son apparence de mouvement qu’au désordre scintillant qui l’habille

cette quantité de remous, de retours en arrière, de boucles décrites dans des plans verticaux ou obliques donnant l’impression d’un désordre qui n’influe cependant en rien sur le déplacement de l’ensemble.

Claude Simon, Les géorgiques, 1981, Minuit.

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« Les oiseaux » de Tarjei Vesaas.

Mattis est un ahuri, un simple.  Il vit avec sa soeur, Hege, au bord d’un lac, à quelques distances d’un village.  Mattis, ou La Houppette comme on le nomme parfois, est entouré d’êtres, de choses, qui ne sont relevantes que pour lui.  Une passée de bécasses au-dessus de chez lui, un orage, forment évènements.

Il ne lui était pas venu à l’idée que ça pourrait ne pas être un aussi grand évènement pour Hege que pour lui.

Tarjei Vesaas ne nous conte pas la sempiternelle histoire du simplet raillé de toute part, suintante de misérabilisme.  Au contraire, tout le monde accueille Mattis avec bienveillance, amitié même.  Car l’adversité n’est pas ici l’autre.  Elle est toute entière dans le ressentir des choses, toujours différent du ressentir de l’autre.  Et dans le fait, même pour Mattis, surtout pour Mattis, d’en avoir conscience.

Que faire quand tout le monde autour de vous est fort et sage?  Va donc savoir.  Mais que faire?  Il faut bien faire quelque chose tout de même.  A tout bout de champ.

Que faire?  C’est tout le sel de cette histoire captivante dont l’émotion est toute de retenue.  Que faire, pratiquement, quand on ressent en toute conscience sa différence, qui est, précisément, de ressentir différement?

Il y a des différences entre les gens, pensa-t-il une fois dehors, décontenancé.

Décontenancé, car chez lui, ce constat est toujours neuf, inattendu, véritable découverte.  Et cet étonnement de ressentir autrement, l’auteur nous le donne à lire au plus près, dans les éclairs, les fulgurances, puis les calmes subits et déterminés de la pensée de Mattis.  Dans les mots mêmes qui enchantent, littéralement, le « simple ».

De cette façon-là, il pouvait de nouveau employer un mot comme cela, qui le tentait et l’attirait.  Il y en avait plusieurs autres de cette sorte, aux arêtes vives.  Des mots qui n’étaient pas pour lui, mais qui s’insinuaient pour qu’on s’en serve, et qu’il faisait bon se mettre sur la langue comme s’ils vous rampaient hors du crâne.  Dans l’ensemble, ils étaient un peu dangereux.

Tarjei Vesaas, Les oiseaux, 1987, Plein Chant.

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« Le convoi de l’eau » de Akira Yoshimura.

Convoie de l'eauA la fois acte de fuite de soi et tentative d’oubli d’un crime horrible, le narrateur s’engage dans une équipe de construction chargée d’analyser la géologie d’une vallée reculée des forêts japonaises en vue de l’édification d’un barrage.  Dans cette vallée perdue, où la pluie ne cesse de tomber, s’est réfugié depuis la nuit des temps un hameau dont la construction du barrage va sonner le glas.  Tels des démiurges contemplant un peuple qu’il ne comprend pas mais dont l’action le condamne, les ouvriers restent rigoureusement à l’écart des habitants du village.

Nous étions entre nous, les habitants du hameau entre eux, chacun vivant de son côté sans se cotoyer.

Alors que les travaux se poursuivent, marquant peu à peu la nature environnante et les habitations séculaires du village, celui-ci se garde bien de tout rébellion.

Je ne voyais pas de mécontentement ni la moindre révolte. Il n’y avait là qu’une activité calme répondant à une certaine discipline.

Devant cette douloureuse acceptation du sort, les ouvriers du barrage choisissent une indifférence feinte mêlée de cynisme.  L’inquiétude mâtinée d’admiration qu’ils ressentent devant cette différence radicale (où même la propriété, ce parangon, semble occultée) se mue en une forme de respect violent.  Comme si, accablé de culpabilité, le groupe qu’il forme croyait pouvoir s’y soustraire en se consacrant plus entièrement à la violence qui la cause.  Et le narrateur, de spectateur dolent de cette profanation générale du beau, se transforme en témoin et acteur.  Et de sa fuite du départ, qui n’était pas même une tentative d’expiation de ses crimes mais seule fuite, il fait un acte de rédemption pour lui-même et ses semblables.

Puissiez vous vivre des jours paisibles.

Akira Yoshimura, Le convoi de l’eau, 2009, Actes Sud, trad. Yutaka Makino.

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La pédale, Simon et des quatrièmes.

mb raceOn ne fait pas que lire et d’en parler.  Il nous arrive de nous interrompre pour faire du vélo (ceci dit, l’exercice conjoint de ces passions, pour l’avoir testé, est possible, si pas recommandé).  Et vu qu’en ce qui nous concerne, faire du vélo s’apparente parfois à ce que d’aucuns appeleraient une folie, il nous a semblé opportun, dans le but d’exercer au mieux cette « folie » (une joie en fait), d’interrompre notre activité blogueuse.  On se retouvera (enfin, normalement hein!) vers le 15 juillet.  Nulle crainte cependant : la librairie reste bien entendu ouverte aux mêmes horaires et vous y serez acueilli par sa part la plus charmante.

Evidemment, on n’a pas chargé notre sac de voyage uniquement avec des gels énergisants mais aussi avec quelques lectures : du Rimbaud, du Claude Simon, « Amers » de Saint-John Perse, « Etre et temps » de Heidegger, un zeste de Romain Rolland, une pincée de Balzac, plus quelques nouveautés très attendues (d’autres beaucoup moins mais en test)

Dans l’attente de nous lire à nouveau (et où il sera question pêle-mêle de crise, de Tatiana Arfel, d’Eric Pessan, de « Rien » d’Emmanuel Venet, d’Ulysse et beaucoup, vraiment beaucoup, de Claude Simon) on vous laisse avec quelques extraits de quatrième de couverture d’une rentrée littéraire, qu’à force de vouloir rendre alléchante, certains éditeurs renvoient, renvoient à…  En fait à rien… (on ne cite pas les titres, le quatrième, dans ce cas, se suffisant à lui-même) :

Lorsque Bec refuse d’épouser le puissant directeur d’un magazine people, celui-ci se venge en menaçant Ritchie de révéler ses frasques s’il ne lui donne pas d’informations scabreuses sur sa sœur. […] Voici un grand roman classique sur des thèmes ultra contemporains.

Une prose cristalline, formidablement lisible […] et un humour caustique qui rappelle celui de Jonathan Franzen mais avec une agréable économie de langage.

Un premier roman remarquablement mûr, équilibré, où chaque mot est à sa place.

Bonnes lectures!

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