Vieux brol 5 : « Géorgiques » de Virgile.

GéorgiquesNe subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

Mars impie se déchaîne dans tout l’univers ; ainsi, quand ils se sont échappés de leurs loges, les quadriges prennent de la vitesse ; en vain le cocher raidit les guides ; ses chevaux l’emportent, et l’attelage n’obéit plus aux rênes.

Je n’entends pas tout embrasser dans mes vers, non, même si j’avais cent langues, cent bouches, une voix de fer.

et tant que le sarment s’élance avec joie dans les airs, lâché à toute bride dans l’espace pur, il ne faut pas encore attaquer la tige avec le tranchant de la serpe, mais de l’ongle, pincer le feuillage et l’éclaircir.

Fais l’éloge des vastes domaines, cultives-en un petit.

O trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur! […] c’est là que la Justice, en quittant la terre, a laissé la trace de ses derniers pas.

Heureux qui a pu connaître les principes des choses, qui a foulé au pied toutes les craintes, l’inexorable destin et tout le bruit fait autour de l’insatiable Achéron!  Bienheureux aussi celui qui connaît les dieux champêtres, et Pan, et le vieux Silvain et les Nymphes soeurs!  Celui-là ne se laisse émouvoir ni par les faisceaux que donne le peuple, ni par la pourpre des rois, ni par la discorde qui met aux prises les frères sans foi, ni par le Dace qui descend de l’Ister conjuré, ni par les affaires de Rome et le sort des royaumes destinés à périr.  Celui-là ne voit ni pauvre à plaindre avec compassion ni riche à envier.  Les fruits que portent les branches et ceux que donnent spontanément les campagnes bienveillantes, il les cueille, ignorant la rigueur du code, les démences du forum ou les archives nationales.

Qui ne connaît l’inflexible Eurysthée ou les autels de l’infâme Busiris?

Mais le temps fuit, fuit sans retour, tandis que, séduits par notre sujet, nous en faisons le tour, de point en point.

Mais un doux penchant m’entraîne à travers les escarpements déserts du Parnasse.

Virgile, Géorgiques, 30 av J.C, Les Belles lettres, trad. E. de Saint-Denis.

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« Les rayons du soleil » de Nicolas Bouyssi.

Rayons du soleilNn ne veut pas mourir.  La foule de gens qui l’entourent chaque jour a beau insister, il refuse – non qu’il cherche à énerver qui que ce soit (c’est un garçon poli), mais il a toujours refusé.

Un vieillard têtu refusant obstinément de mourir, un déclassé s’en allant se noyer sans qu’on lui adresse la parole, un médecin se servant de son autorité médicale pour mettre à mort un rival amoureux, un homme fuyant désepérément ses reflets, un autre consacrant sa vie à l’élaboration de programmes informatiques lui permettant d’accéder à une forme d’éternité, toutes les nouvelles de ce recueil tournent autour de la mort.  Mais qui tournent autour comme la terre autour du soleil.  S’en éclairant, dans le plaisir d’en sentir le bienfait des rayons, dans l’angoisse de le voir s’éteindre.

Pour que mon ordinateur s’éteigne, il faudrait que le soleil disparaisse.  Ca me laisse encore bien des siècles pour réfléchir.

Mais nos vies sont celles aussi dont la conscience d’elles-mêmes s’acquièrent moins dans l’autre que dans un espoir informatique.  D’une informatique qui nous attesterait.  Dont l’avenir serait d’être notre plus parfait aboutissement.  Et qui sait si cela n’est pas déjà advenu?

J’aurais aussi dû penser à tendre des pièges à mes spectateurs, des pièges qui les attrapent comme des mouches par une sorte de dispositif dont ils n’auraient jamais pu se libérer, et qui les aurait contraints à me regarder.  Il auraient eu la tête droite et dirigée vers mon écran, un piège d’une cruauté inimaginable : il vous aurait réduit en cendres après votre mort, pour ne pas laisser de traces, pour ne pas attirer de soupçons, tout en diffusant une odeur suffisamment forte pour attirer vos successeurs.

Notre existence, sans l’autre, devient une hypothèse que nous tentons, par la technique, de confirmer.  Nicolas Bouyssi, dans des nouvelles fonctionnant comme les êtres qu’il y décrit, entités indépendantes, parvient à parfaitement rendre l’absurde d’une société posant l’individu comme parangon au point de l’en annihiler.  Où ce qui est partagé n’est plus qu’une même solitude.  Comme un aboutissement du solipsisme.  Si l’autre n’est plus qu’une éventualité, nous mêmes le devenons.  Et dans ce monde où c’est l’abandon de l’autre qui est devenu norme, se rappeler à lui devient un signe salvateur de révolte.

Votre voisin du premier, à qui personne ne parle, et qui, en signe de protestation, a décidé d’en finir, a l’honneur d’annoncer à son aimable entourage qu’il mourra d’une façon parfaitement imprévisible.  Toute recherche pour retrouver mon corps serait aussi stupide qu’illusoire.  Après m’avoir méprisé de mon vivant, ayez au moins le courage de traiter mon cadavre avec un peu de respect.

Nicolas Bouyssi, Les Rayons du soleil, 2013, P.O.L.

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Vieux brol 4 : « L’art d’aimer » d’Ovide.

Art d'aimerNe subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

S’il est quelqu’un de notre peuple à qui l’art d’aimer soit inconnu, qu’il lise ce poème, et, instruit par sa lecture, qu’il aime.

Toi aussi, qui recherches un objet qui fixe ton amour pour longtemps, apprends d’abord où l’on rencontre en abondance la jeune fille.

si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de ta belle, que tes doigts l’enlèvent ; s’il n’y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n’y est pas.

Donc va ; n’hésite pas à espérer triompher de toutes les femmes ; sur mille, il y en aura une à peine pour te résister.

que tes ongles soient bien coupés et propres, qu’aucun poil ne se dresse dans les narines ; qu’une haleine désagréable ne sorte pas d’une bouche malodorante.

Et il n’est pas difficile d’être cru : toute femme se juge digne d’être aimée ; si laide soi-elle, il n’en est pas qui ne se trouve bien.

il deviendra réel, l’amour qui tout à l’heure était joué.

Il est utile que des dieux existent, et, comme c’est utile, croyons qu’ils existent.

Veux tu la prendre?  Demande.

Pour être aimé, sois aimable, ce à quoi ne suffira pas la beauté des traits ni du corps.

Forme-toi maintenant l’esprit bien durable, qui sera l’appui de ta beauté : seul il résiste jusqu’au bûcher funèbre.

Amusez-vous, mais soyez prudents.

Lorsqu’elle sera bien emportée, lorsqu’elle paraîtra une ennemie bien déclarée, demande lui de signer sur son lit un traité de paix.  Elle s’adoucira.

Elle sera svelte, celle à qui sa maigreur laisse à peine un souffle de vie.  Appelons agiles les petites, et bien prises les énormes.  Bref déguisons le défaut sous la qualité qui en est le plus voisine.

Mais que tous ceux qui, grâce au glaive reçu de moi, triompheront d’une Amazone, inscrivent sur les dépouilles : « Ovide était mon maître ».

Qui le croirait?  Les femmes apprennent même à rire et elles acquièrent ainsi un charme de plus.

Elle se présentera à genoux sur le lit, la tête un peu courbée en arrière, la femme qui doit se faire admirer par toute la ligne du flanc.

Ovide, L’art d’aimer, 1, Les Belles Lettres, trad. H. Bornecque.

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Vieux brol 3 : « Les regrets » de Joachim Du Bellay.

joachim-du-bellayNe subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

Ainsi le marinier souvent pour tout thresor rapporte les harens au lieu de lingots d’or, ayant fait comme moy, un malheureux voyage.

Il n’est feu si ardant, qu’un feu qui est enclos, ils n’est si fascheux mal qu’un mal qui tient à l’os, et n’est si grand’ douleur, qu’une douleur muette.

O combien est heureux, qui n’est contraint de feindre ce que la vérité le contraint de penser.

Celuy vrayment est fol, qui changeant l’asseurance dun bien qui est present, en douteuse esperance, veult tousiours contredire à son propre desir.

car la vraye richesse est le contentement.

O beau corps transparent! Ô beaux membres de glace.  O divines beatez pardonnez moy de grace, si pour estre mortel, ie ne vous ose aymer.

Mais ce que lon en doit le meilleur estimer c’est quand ces vieux cocus vont espousser la mer dont ils sont les marits & les Turcs l’adultere.

Paris est en scavoir une Grece feconde, une Rome en grandeur Paris on peult nommer, Une Asie en richesse on le peult estimer, en rares nouveautez une Afrique feconde.

Ayme doncques (Ronsard) comme pouvant haïr, Hais doncques (Ronsard) comme pouvant aymer.

L’artifice caché c’est le vray artifice : la souris bien souvent périt par son indice, et souvent par son art se trompe l’artisan. 

Helicon est tary, Parnasse est une plaine, les lauriers sont seichez, et France pleine de l’esprit d’Appollon, ne l’est plus que de Mars.

Joachim Du Bellay, Les regrets, 1558, Federic Morel éditeur.

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« Les saisons » de Maurice Pons.

Quand un monde est inhabitable, on le change, ou on en change.

Etrange impression que de plonger dans ce texte, presque inconnu, mais vénérés par ceux qui le connaissent.  Comme d’entrer en confrérie.

Siméon arrive dans un village encaissé, lavé par une pluie incessante, dont les habitants, hirsutes, frustes, le considèrent avec méfiance.  En provenance d’un ailleurs dont il ne sera jamais question, il s’y installe pour écrire.

Je vais ici pouvoir écrire, écrire, écrire.  Je vais vider mon coeur de tout son pus.

Ecrire pour changer ce qui l’entoure.  Ecrire comme acte rédemptoire.  Ecrire comme on purifie.  Partager le pain des mots et le vin de la phrase pour purifier le monde de son horreur.  Mais le désir de Siméon va se heurter à la réalité du village, toute bâtie de la boue qui la noie ou du gel qui lui succède et la fige.  Où toute marche est une glissade.  Où tout se refuse à croître si ce n’est de maigres lentilles qui peinent à nourrir des corps blessés, défaits, tordus.

Maurice Pons, dans « Les Saisons », fait se téléscoper l’onirisme du conte et le cru de son écriture.  A la candeur de Siméon répond l’hyper-sexualisation du discours de celle dont il s’éprend.  A son désir de pureté salvatrice s’oppose la réalité absurde de deux douaniers, serviteurs fidèles d’un pouvoir aussi informe qu’intangible.  Roman de l’émigration, de l’innocence perdue, de l’espoir toujours trahi, « Les Saisons » tient du conte et de l’allégorie à entrée multiples;

Tu voulais inventer des saisons, du beau temps pour tout le monde…  Tu voulais quoi?  Enrichir le monde avec tes monuments, avec tes paniers de voyelles et d’consonnes…  Et pis quoi encore?  L’amour au bord des fontaines, des papillons pour les collectionneurs?  Ca s’peut pas, par chez nous…  Et j’me suis battu pour toi…  Rien à faire…  C’est pourriture qui gagne, et qui fait la loi!

D’une écriture sans équivalent, mêlant comme jamais le naïf au sordide,  « Les Saisons », jusqu’à son terrifiant épilogue, a la grâce sombre d’une farce baroque.

Maurice Pons, Les saisons, 1975, Christian Bourgois.

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« L’homme vertical » de Davide Longo.

homme vertical-Avec ce qui se passe, à quoi sert ce genre de livre? dit-il. – Les livres sont toujours inutiles […] y compris quand il ne se passe rien de ce qu’on voit en ce moment.

Leonardo, écrivain et professeur de littérature cinquantenaire, vit retiré dans son village natal depuis le dévoilement de la scandaleuse relation qu’il entretenait avec l’une de ses étudiantes.  Séparé de sa femme et de sa fille, il regarde sans la voir l’Italie glisser peu à peu vers la barbarie.  L’argent ne circule plus, les médicaments se font rares, les administrations se délitent peu à peu, tous cherchent à se protéger de tous.  Une vague de terreur submerge peu à peu l’Italie, jusqu’en dans ses campagnes reculées.  La peur puis la folie (celle, furieuse, délirante, qui ne vient pas en contradiction de la raison mais la remplace) s’installe.  Et, au milieu de tout cela, dans le refus obstiné de céder à ses principes, Léonardo, tout tissé de ses lectures, se révèle figure parfaite de l’inadéquat.

L’appendice encombrant de la réflexion avait disparu, laissant la place au besoin à l’état brut.

Dans ce tableau d’une Italie déchirée par une violence sans nom, hantée par une hantise comme atavique pour tout ce qui touche à « l’extérieur » (au point d’oublier que ce qui contamine ne vient jamais de l’extérieur) Davide Longo ne dévoile jamais les causes de l’horreur qu’il décrit.  Comme si la situation était à ce point séparée de ce qui la fondait qu’on ne pouvait plus en discerner la moindre trace.

Il comprit que ce qui se passait dans cette salle était engendré par la peur, mais s’était éloigné de sa source au point de n’en garder aucune trace.

Comme libéré de tout lien primordial, l’enchaînement des effets et des causes peut alors dérouler toute son épouvante, celle-ci trouvant un surcroît hallucinatoire dans l’absence de ce qui pourrait venir l’expliquer pratiquement.  En pointant cette absence (et pointer revient ici à n’en rien dire) de la cause discernable d’un évènement, Davide Longo nous rappelle que c’est d’abord cet oubli qui rend l’évènement inéluctable.  Et, du coup, le récit initiatique qu’est « L’homme vertical » prend la teinte angoissante et nécessaire (mais aussi chargée d’espoir) du rappel à l’ordre.

Il n’y avait que le temps, et les hommes qui le traversaient.

Davide Longo, L’homme vertical, 2013, Stock, trad. Dominique Vittoz.

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« L’étranger dans la Grèce antique » de Marie-Françoise Baslez.

etrangerAlors que d’aucuns recourent de plus en plus fréquemment à la « judéo-chrétienté » et à l’ « antiquité » de l’Europe pour en justifier moins les particularités que les clivages qu’elles entend imposer à ce qui l’entoure, il nous a semblé intéressant de nous informer sur la façon dont, au cours de cette fameuse antiquité dont ils se réclament, les rapports à l’autre étaient envisagés.

C’est en 451, sous Périclès, que ne pourra plus accéder à la citoyenneté que celui qui fait la preuve de sa filiation grecque, à la fois maternelle et paternelle.  Le processus de naturalisation devient particulièrement rigoureux.  La demande doit être introduite devant l’Assemblée.  Le quorum doit être de 6000 membres.  Le vote est à bulletin secret (chose très rare alors).  Et s’il y a usurpation, la peine est terrible.  Cette loi ne sera abrogée qu’à de très rares reprises, de haute lutte, au cas par cas, et uniquement pour attirer à soi de nouveaux combattants lors des conflits qui suivront (lors des nombreuses guerres du Péloponnèse).  Mais ce qui marque surtout ici, c’est cette volonté de vouloir organiser le rapport à l’autre.  Alors que la démocratie athénienne vit ses heures de gloire, les citoyens grecs cherchent à se doter des infrastructures pouvant organiser les flux des étrangers, la situation exigeant selon eux de ne plus laisser cette organisation à la seule sphère privée, comme c’était le cas auparavant.  Apparaissent des lois parfois très précises conférant des statuts aux barbares, à des étrangers privilégiés et aux métèques.  Cela en fonction de leur implication dans l’économie globale de la cité et de leur volonté de s’y implanter durablement.  Aux droits concédés, parfois considérables, s’adjoignent des obligations fiscales, militaires ou militaires.  Ce qui se dessinera au fil du temps, ce sera un affinement de plus en plus important des règles organisant les statuts, principalement des métèques, qui en fera une classe à laquelle sera concédée de plus en plus de dignité.  L’attribution de la citoyenneté restant cependant exceptionnelle, l’ensemble des règles édictées ayant finalement pour effet plus de marquer la séparation en l’organisant que de l’effacer.

Ce qui frappe et semble faire sens dans cette étude fouillée c’est d’abord l’absence d’un quelconque lien entre l’évolution des rapports avec l’étranger et celle de la démocratie.  On est à cet égard bien loin de l’image doucereusement éthique que confère notre époque à ce qui ne reste qu’une organisation politique parmi d’autres.  Ensuite se découvre moins, dans ces attitudes à l’égard de l’étranger, une volonté d’organiser un clivage, que de réglementer des rapports commerciaux et politiques entre la cité et ce qui lui est extérieur.  Un pragmatisme à l’oeuvre.  Où jamais (mis à part à Sparte où les étrangers sont systématiquement refoulés) la fierté d’être grec ne semble dicter de comportements xénophobes.  Il y a organisation d’un rapport à l’autre non celle d’une xénophobie.

Dans notre Europe prospère et qui donc attire, un retour vers cette antiquité permet aussi de redécouvrir (pour qui est amateur à tout crin de racines) que nos racines plongent aussi profondément dans une histoire dont l’hospitalité en est constitutive tant « profane » (Ulysse EST l’étranger) que religieuse.

Il serait impie, étranger, de mépriser un hôte, fût-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers viennent de Zeus, et le moindre don leur fait joie, qui est nôtre ; c’est tout ce que peut faire un serviteur.

Marie-Françoise Baslez, L’Etranger dans la Grèce antique, 2008, Les Belles Lettres.

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« La bataille de Pharsale » de Claude Simon.

Bataille de Pharsalebataille de comment déjà mot qui veut dire, les Têtes de Chien bataille de Pharsale bataille conte les Turcs quel nom avant après Jésus-Christ pendant comment savoir le sort du monde pillum frappant entrant sortant dans.

Un narrateur imagine alternativement ou en même temps la manière dont sa maîtresse le trompe et la bataille de Pharsale.  Comme l’imagination ne se déploie qu’à partir de ce qui fait corps avec soi-même, il fait appel, pour évoquer la bataille, à des souvenirs de guerre personnels ou à des tableaux qu’il a vu et sur lesquels il projette d’écrire un essai.  S’y mêlent l’évocation d’une recherche du site exact de la bataille avec un ami grec, les souvenirs d’un décodage d’une version latine, et d’autres infimes parcelles de sens…

Le détail masque toujours l’ensemble, leur univers n’est pas continu, mais fait de fragments juxtaposés.

La page est déflagrée.  A une citation de Lucain, succède une scène de coït, la description d’une peinture de Poussin ou de Della Francesca se mêle à celle d’une fuite du narrateur à cheval devant les balles allemandes, l’analyse minutieuse, presque obsessionnelle d’un billet de banque, forme étrange écho avec la description sans cesse reprécissée du passage d’un pigeon devant les yeux de qui décrit.  Le graveleux fait place à la précision érudite, l’érudition maladive au quotidien.  La phrase se fait d’éclats, de fragments.

regardant en réalité un spectacle intérieur, peut-être la forme la couleur des mots qu’elle vient de dire comme s’ils lui apparaissaient non pas imprimés et enfermés dans des bulles mais surgissant du néant l’un après l’autre avec leurs sinuosités leurs barres leurs verticales leurs méandres leurs ondulations leurs coupures abruptes se complétant se reliant grossissant puis s’immobilisant restant là suspendus dans l’air lui aussi immobile continuant à vibrer silencieusement redoutables énigmatiques chargés de sens multiples jusqu’à ce que la phrase la réplique suivante les repousse s’installe à leur place.

Car c’est bien d’elle qu’il s’agit.  De la phrase.  Et de la bataille à mener pour la former.  Qui fait écho à celle déjà menée, enfant, pour venir à bout de la version.  De la phrase de Bataille, aussi, celle qui conjugue amour et cruauté dans l’indifférence de leur nature.

Le massacre aussi bien que l’amour est un prétexte à glorifier la forme dont la splendeur calme apparaît seulement à ceux qui ont pénétré l’indifférence de la nature devant le massacre et l’amour.

Bataille de Pharsale.  Bataille de la phrase.  Phrase de Bataille.  Alors que le je du début devient O. (zéro ou Orion?), le tout baigné d’une lumière jaune (celle de la jalousie auxquels les rappels à l’Odette de Proust nous renvoient sans cesse), dans le génie d’une phrase fragmentée dont l’unité?, le sens ? se recomposent comme magiquement dans le sujet lisant, Claude Simon nous convie à une bataille qui ne peut aboutir qu’à la répétition, qu’au retour du même.  Une phrase qui n’est que la trace d’un sublime échec.

Couchés à plat sur le sol parmi les fûts de colonnes brisés et les fragments d’architrave, les deux silhouettes enlacées aux entrailles de pierre semblent s’enfoncer dans les entrailles grisâtres et compliquées de la pierre, du temps, où seule la rumeur silencieuse de leur respiration, la trace minérale de leurs formes, rappellent leur existence.

Claude Simon, La bataille de Pharsale, 1969, Minuit.

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« La scierie »

scierieJ’écris parce que je crois que j’ai quelque chose à dire.

Cela peut paraître une évidence.  Et pourtant, les programmes encombrés de nombre d’éditeurs, les tables des librairies ployant sous l’amas des nouveautés, nous démontrent trop fréquemment qu’il n’est jamais trop utile de rappeler l’évidence.  Et ici, pour encore mieux démontrer que c’est ce qui est à dire qui compte et non qui le dit (chose ayant tendance à devenir rare), le récit est résolument anonyme.

L’auteur relate son expérience du travail dans une scierie, alors que jeune homme éduqué, au début des années cinquante, de bonne famille, cultivé, il se trouve dans l’obligation d’avoir à subvenir lui-même à ses besoins par sa propre force.  Mais on est très loin ici d’une quelconque analyse anthropologique ou sociologique.  Il ne s’agit nullement d’une prise de position quant à la lutte des classes.  L’auteur se rend à son travail pour gagner sa croûte, non par prosélytisme.  Aucune volonté d’édification des masses, juste le besoin de manger.  Et le compte-rendu est fidèle à l’expérience.  Ni plus ni moins.  Car seul cela compte : le compte-rendu.  Au plus près des corps aux veines gonflées et bleuies par l’effort, aux doigts suppliciés par le tranchant des lames, aux paupières alourdies par l’épuisement.  Au plus profond des consciences hantées par la vengeance impitoyable d’actes presque anodins.  Au plus serré de l’obsession qu’est fournir, toujours et encore fournir et fournir plus et plus vite.  Dans le récit presque clinique des changements physiques et psychiques que le travail de la scierie lui impose, le narrateur parvient à saisir l’essence même du travail.  A tel point que le livre refermé vous vient ce constat, comme une autre évidence : vous ne saviez pas ce qu’est travailler!

Récit anonyme, La scierie, 2013, editions Héros-limite.

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« Que faire des pauvres? » de John Locke.

Que faire des pauvresL’image accolée à John Locke, le « père fondateur du libéralisme », résulte bien plus (comme tant d’autres images) de ce qu’on a fait maintenant de sa pensée que de sa pensée elle-même.  Ce que l’on en sait est de seconde main.  Et en associant à son nom celui du libéralisme, on l’y assimile de fait avec ce que le libéralisme contemporain représente à nos yeux ébahis par ses excès.  Et, le « lisant », on s’enfère, à s’en aveugler, dans ce qui confirme confortablement l’opinion.

Pour mettre les pauvres au travail, la première étape serait, à notre humble avis, de limiter leur débauche par la stricte application des lois s’y opposant, et plus précisément par l’élimination des tavernes et estaminets superflus, surtout dans les paroisses de campagne éloignées des grandes routes.

Un autre avantage qu’il y a à élever ainsi les enfants dans une école d’industrie est qu’on peut les obliger à aller à l’église tous les dimanches […] ce qui leur inculque le sens de la religion.

Le bourgeois inculte a trouvé son maître dont les messages (leur ancienneté, leur caractère patrimonial surtout) légitiment son individualisme.  « Voyez, déjà au 17ème, on avait compris que les pauvres n’en touchaient pas une! Que s’ils sont pauvres, c’est qu’ils le veulent bien!  Qu’ils leur faut de la droiture, du sens moral! Et que tout ça, ils l’auront pas tout seuls… »  L’opposant, lui, y décèle le paradigme rassurant de l’ennemi parfait et héréditaire.  L’un y trouve de quoi se fonder, l’autre à quoi s’opposer.  D’un côté, on acclame une histoire dont on se réclame, de l’autre, on exècre un archaïsme toujours à combattre.  Et, sous l’emprise de l’affrontement contemporain, bien aises de part et d’autre de trouver une figure paradigmatique, on en occulte toute nuance.

Si un individu meurt faute de secours dans une paroisse où il aurait dû etre secouru, une amende sera imposée à ladite paroisse en fonction des circonstances du décès et de la gravité du crime.

chacun desdits habitants sera tenu, à tour de rôle, de donner du travail aux pauvres sans emploi, moyennant le salaire fixé par le gardien des pauvres. Si quelqu’un refuse de donner du travail aux pauvres lorsque son tour vient, il devra leur payer le salaire fixé, qu’il les emploie ou non.

Sous la patine bienvenue des formules clivées de John Locke, nos oppositions actuelles maintiennent dissimulé le projet social d’un intellectuel.  Locke (comme Marx le serait pour d’autres) n’est pas un hérault des lieux communs de son temps.  Derrière les expressions moralistes, radicales, où l’obsession du coût, la négation même de l’idée d’émancipation sont au moins autant traces d’un temps que conviction personnelle, derrière donc ou même parmi tout cela, se proclame (plus que se devine pour qui sait lire), une véritable et honnête tentative de résoudre le problème de la pauvreté.  Locke, qu’on soit en accord ou non avec les postulats qu’il met en oeuvre, tente pragmatiquement d’organiser les rapports entre être humains.  Plutôt que de se servir d’un nom comme repoussoir, comme figure du mal, il conviendrait mieux, à l’époque où les questions qu’ils posent reviennent en force, d’en rappeler les nuances.  De rappeler aussi à ceux qui cherchent à légitimer l’égoïsme sous l’étendard d’une pensée, qu’il convient d’en lire autre chose que ce qui les arrange.  Bref, de lire…

Chacun doit avoir à manger, à boire, de quoi s’habiller et de quoi se chauffer. […] Et il faut prendre sur les réserves du royaume pour subvenir au besoin des gens, qu’ils travaillent ou non.

John Locke, Que faire des pauvres?, 2013, PUF, trad. Laurent Bury.

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