Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.
ce qui se passe réellement
ne peut être le sujet du poème
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le métal froid et le plastique, si
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le cœur s’ouvre et se ferme
les mains sont des araignées au bout
du fil, le cerveau a glissé tout entier
dans le blanc
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s’étouffer avec du pain de mie
peut être une manière de mourir
–
écrire autre chose qu’un roman
–
une déclaration sur l’honneur, l’adresse
de sa grand-mère sur l’enveloppe
–
les pommes sont au magasin
dans les contre-formes en plastique
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que puis-je n’avoir greffe
d’un pull à capuche, même moche
–
qui n’irait à personne : c’est à nous de nous faire
aux habits
–
les fourchettes ne font pas
la révolution : il faut qu’on les porte
à la bouche chaque jour
–
chaque jour les doigts glissent
sur le verre
–
le cerveau est partout dans les arbres
dans le vent et dans le soleil
–
comme un son qui s’éloigne
Hugo Pernet, La Beauté, série discrète
(on s’en voudrait de ne pas vous conseiller également l’entièreté du fabuleux petit catalogue de série discrète, maison d’édition qui gagnerait à l’être moins…)