Poésie/Les sandales d’Eurynomé/Alice Notley

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Dans la chambre de la vérité

Pouvons-nous ne serait-ce que bouger l’un sans l’autre

avec la lumière qui nous connecte ou est-ce ce que nous sommes

j’ai vu s’ouvrir soudain la fermeture éclair d’une chair

mais ce visage de caricature aux lèvres ensanglantées, c’était le mien.

Dans la chambre de la vérité ce sont nos mains qui l’ont assemblé

nos plats nos sacrements nos phrases effilochées

si nous m’avons faite, pouvons-nous vivre avec

j’essaie de t’atteindre même si tu es toujours là

tout entier, et la lumière qui jaillit de ma gorge c’est encore toi.

C’est cocasse que tu ne puisses même pas m’appeler

parce que ma langue est erronée. Ces configurations

descendent de la passerelle s’effondrent à terre. D’où sommes-nous

venus? De nulle part. Me vient à l’esprit : « Dis-leur que nous sommes

tels des jumeaux infinis. » D’où cela vient-il de nulle part

j’y ressemble peut-être mais ce n’est pas moi.

« Je pourrais te retrouver si je voulais, si je te voulais »

si je suis toi comment puis-je vouloir cet « immigré ou pèlerin »

« très facile pour toi » et la division est créée. Je n’approuve pas

tes mots lueurs vacillantes. Comment parler

oh le matériel, c’est intéressant, non

Je me suis rendu compte que j’étais tachetée, couverte d’ombre.

Quelqu’un passe, parce que les jambes fonctionnent – peux-tu

me couvrir lorsque j’ai des ennuis ; m’équipant

pour l’avenir. Si je pars en cet instant

je voulais y mettre quelque chose. Le faut-il vraiment :

points de connexion. Les mots suffisent – il

ne nous faut rien d’autre. Tout ce que nous avons dans la chambre de la vérité

c’est de la lumière et quelques mots. Puis la chair

cicatrise, aussi vite qu’une fermeture éclair.

Alice Notley, Les sandales d’Eurynomé, Presses universitaires de Rouen et du Havre, trad. Anne Talvaz.

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