Poésie/L’État d’enfance, III/Hervé Piekarski

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Le 26/12/2016 Montpellier

L’existence du temps ne suffit pas à flétrir la chair, il y faut aussi une volonté. N’aurais-je appris du langage qu’à disparaître dans la forme qui me nomme, cela suffirait dans l’exacte mesure où je coïncide avec des mots qui ont été choisis à ma place par l’homme qui parle de moi à la première personne. J’occupe une tâche de lumière. Elle se déplace et comme si le temps la libérait elle m’accompagne partout où je vais et je me retrouve en elle tel que je me rêve mais à la condition qu’il s’agisse d’un vrai déplacement dans un espace vrai et sous la loi d’un vrai temps. Les hommes sont trahis par des habitations, des parcelles d’eux-mêmes où sont distribuées également des sensations et même celles qu’ils n’ont jamais éprouvées. Ou bien des oiseaux sur des fils et ces fils des clôtures et les territoires des parcelles où ce sont les durées qui comptent, une chambre où tout a lieu dans une relâche de la vie où ce sont d’autres que toi et moi qui parlent. D’autres que toi et que moi qui se défient.

Le 24/07/2017

Le chemin qui menait à la citerne. Recouvert de ronces le chemin qui menait à la citerne. Des traces de pieds mouillés sur le carrelage et personne pour les suivre, de voix capables de paroles encore moins. Le corps vide à force qu’il n’en finisse plus de mourir. Le temps, la figure du temps, le temps figuré comme un soleil fixe dans le ciel qui tourne, la terre elle aussi. Pas de surface, plus jamais d’épaisseur et non plus de sol pour les pas. L’équilibre des fruits sur les arbres et le tumulte quand on les cueille, cela constitue le miracle et le méridien passe par le sol. Joseph affronte le moins puissant de ses frères mais il se tue à la tâche pour payer la dîme. Cela lui sera compté pour faute. Et possède-t-il vraiment l’argent qu’il dilapide? Il y a du vent dans les fenils et l’on se presse pour observer les enfants qui s’aiment. Le soleil comme un rivet dans le ciel de plus en plus lisse et bleu, insupportablement lisse et bleu. L’aubaine du temps vécu par personne. L’absolu. Par exemple le fruit qu’on a posé à côté de sa couleur et qui ne peut la rejoindre.

Le jardin

Plus personne ne s’occupe des plates-bandes et le jardin tombe en ruine dans l’exacte mesure de son abandon à la prolifération du temps attaquant jusqu’à sa complète disparition le lieu qui autour de la maison dont il ne reste plus rien qu’une grande dalle organisait l’agencement des surfaces comme une efflorescence maîtrisée et apaisante pour l’œil qui ne voit pas mais se souvient du temps où d’avoir faim exclusivement de choses visuelles et proches le conduisait à si intensément pénétrer le réel qui lui semblait devenir peu à peu non plus le sujet mais l’objet d’une vision rotonde qui de toutes parts l’enserrant lui apparut sur le point de prendre sa place pour que lui, l’œil, soit agi et non plus borné à œuvrer sa vision. Plus personne ici ne prend soin de l’organisation externe de l’espace car tout entier l’espace ramassé en boule se tient dans l’œil qui ne peut plus l’extraire mais à la fin et comme s’il s’agissait d’une vision de la vision elle-même à l’intérieur de l’œil s’en repaître et sans doute aussi l’absorber jusqu’au noir qui n’est à l’obscurité qu’une antichambre et qui fait peur car là et pour la première fois dans la vie qui se souvient on est seul.

Hervé Piekarski, L’État d’enfance, III, Flammarion.

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1 Commentaire

    • Yann G. sur 8 mai 2021 à 11 h 50 min
    • Répondre

    Mille fois d’accord avec votre propos.
    Mille fois d’accord avec l’intérêt que vous accordez au 3e opus de L’état d’enfance, sans doute l’un des plus beaux livres de poésie paru cette année.

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