Poésie/Nous allons perdre deux minutes de lumière/Frédéric Forte

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

mais je flemmarde. c’est vrai que ça prend du temps

d’apprendre à écrire grenouille en japonais.

et le moindre jour déborde. passer d’abord

l’aspirateur puis mettre à bouillir des patates

ce n’est pas du tout la même chose que mettre

d’abord les patates à bouillir et passer

ensuite l’aspirateur. plus tard je constate

avec effroi la progression des pixels morts

sur l’écran. et M. à l’heure du bain se lance

dans la culture de l’eau froide. en ce dimanche

2 juillet nous n’avons pas été voir la tour

Eiffel. sur youtube un type a posté dix heures

de roulement de tambour ininterrompu.

on a de drôles d’occupations. à la place

des minutes sur le quai de la ligne 2

le panneau lumineux indique Yr puis Ad puis

plus rien. la rame fait comme si tout était

normal. je n’arrive pas à identifier

l’instant où le présent de phrase bascule

dans le futur. l’autre jour au Supercoin L.

m’a parlé de monde perdu. et cette nuit

un rêve. quelque chose qui n’aura pas lieu

se passe dans un endroit qui n’existe plus.

un rêve somme toute assez banal. tic tac

orange ou tic tac citron. c’est une question.

après trois jours dans les rues du Havre à courir

les géants on aspire à n temps de repos

horizontal. les enfants se sont endormis.

et moi aussi bientôt malgré les trombes d’eau.

mais le réveil nous dit wake up. et avec lui

l’orage. cette gare s’appelle la Gare

Mouillée décrète M. à Saint-Lazare. je suis

lessivé. comme s’il n’y avait plus rien à dire.

pourtant nous nous parlons au téléphone et A.

en profite pour m’informer qu’un petit chien

coûte 3 153 euros.

la lampe est allumée dans la chambre. aux premières

minutes du jour je regarde en ligne les

combats de sumô du tournoi de Nagoya.

le soleil éclaire par en dessous les nuages

et puis il disparaît derrière. ce matin

je n’arrive pas à séparer le temps de

la lumière. les choses sont plus lentes. on joue

avec les émojis. d’autres événements

ont lieu qui demeureront pour le poème à

l’état de phrases potentielles. mais j’apprends

en anglais de ta bouche comment on débouche

une bouteille de vin sans tire-bouchon.

Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière, P.O.L.

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