Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.
mais je flemmarde. c’est vrai que ça prend du temps
d’apprendre à écrire grenouille en japonais.
et le moindre jour déborde. passer d’abord
l’aspirateur puis mettre à bouillir des patates
ce n’est pas du tout la même chose que mettre
d’abord les patates à bouillir et passer
ensuite l’aspirateur. plus tard je constate
avec effroi la progression des pixels morts
sur l’écran. et M. à l’heure du bain se lance
dans la culture de l’eau froide. en ce dimanche
2 juillet nous n’avons pas été voir la tour
Eiffel. sur youtube un type a posté dix heures
de roulement de tambour ininterrompu.
on a de drôles d’occupations. à la place
des minutes sur le quai de la ligne 2
le panneau lumineux indique Yr puis Ad puis
plus rien. la rame fait comme si tout était
normal. je n’arrive pas à identifier
l’instant où le présent de phrase bascule
dans le futur. l’autre jour au Supercoin L.
m’a parlé de monde perdu. et cette nuit
un rêve. quelque chose qui n’aura pas lieu
se passe dans un endroit qui n’existe plus.
un rêve somme toute assez banal. tic tac
orange ou tic tac citron. c’est une question.
après trois jours dans les rues du Havre à courir
les géants on aspire à n temps de repos
horizontal. les enfants se sont endormis.
et moi aussi bientôt malgré les trombes d’eau.
mais le réveil nous dit wake up. et avec lui
l’orage. cette gare s’appelle la Gare
Mouillée décrète M. à Saint-Lazare. je suis
lessivé. comme s’il n’y avait plus rien à dire.
pourtant nous nous parlons au téléphone et A.
en profite pour m’informer qu’un petit chien
coûte 3 153 euros.
la lampe est allumée dans la chambre. aux premières
minutes du jour je regarde en ligne les
combats de sumô du tournoi de Nagoya.
le soleil éclaire par en dessous les nuages
et puis il disparaît derrière. ce matin
je n’arrive pas à séparer le temps de
la lumière. les choses sont plus lentes. on joue
avec les émojis. d’autres événements
ont lieu qui demeureront pour le poème à
l’état de phrases potentielles. mais j’apprends
en anglais de ta bouche comment on débouche
une bouteille de vin sans tire-bouchon.
Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière, P.O.L.