Poésie/…Un autre mois…/Éric Suchère

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

1.

Je trace une frontière. J’équilibre des choses que je pensais ne pas pouvoir équilibrer alors que je devais juste les laisser être. Je ne veux pas perdre de vue l’histoire, le récit qui se poursuit, une culpabilité, une négligence, une défection… Je dis les mots suivants : pont, suicide, jour, sac, tiroir, prière. C’est un mensonge résolu. C’est un souvenir bon marché.

2.

Seulement le lichen sur les hêtres. Seulement la folie, les poumons, le cœur, la mer, les troubles dans les quartiers lointains, l’excès d’histoires à raconter, un signe et une petite fille qui me montre ce qui est à moi.

3.

Le visage sous la lumière jaune. Ce qui était creux auparavant. L’aspiration muette. Le soleil qui se lève. De nouvelles acquisitions. Des choses enfantines. Des actes aléatoires d’une violence insensée. Les nombres, emplacements, appareils, blessures. Des actes aléatoires d’une violence insensée. Une chose endémique, la peur du désordre, les limites, les artifices. Des actes aléatoires d’une violence insensée.

4.

Je suis ici alors. Je suis ici. Les rideaux sont tirés. J’entends le bourdonnement des machines, les voix diffusées à la radio. Cela se répète. C’est un bleu ou un gris sans importance, des surfaces recouvertes de plastique, un espace pour y placer des choses, un mur. Pas un simulacre, une ombre. C’est un livre sur le parquet. Ceci et pas autre chose. Une boîte pleine de cartes postales sans destinataires. Cela et pas autre chose.

5.

Depuis les escaliers ou la banquette arrière, je vois la neige sur le matelas, la glace sur le pare-brise, les essuie-glaces usés, les traces de pneus. Rien n’a besoin d’être expliqué. Il n’y a plus que de l’indifférence. Ses bottes écrasent l’herbe. Le poids de son corps marque le sol gorgé de pluie. Le ciel est bleu sombre. Je ne vois pas d’autre issue. Des serviettes mouillées sont posées au sol.

Éric Suchère, Un autre mois.

(Éric Suchère est né le 25 octobre 1967. Depuis le mois d’octobre 1997, il envoie, chaque mois, un multiple sous la forme d’une carte postale à un nombre fixe de correspondants. Ce projet, commencé le jour de ses trente ans, devrait s’achever en 2028 après ses soixante ans. Il sera, alors, constitué de 365 textes. On peut suivre le projet ici)

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/poesie-un-autre-mois-eric-suchere/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.