Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.
Paumanok
Les granges à pommes de terre
bossues, à demi souterraines, les tubercules
comme des pierres cultivées, viande humide
de sous la terre, prolétariat qu’on transbahute
et déménage, pour lequel jadis
on se baissait, où la plaine d’épandage
de Paumanok, décombres de glaciers,
s’effiloche en queue de poisson,
cèdent à présent la place aux vignes,
leur tendance aux méandres
et divagations, aux élans de verdure,
bridée, élaguée, contenue
en une monoculture de plus – rangée
après rangée profitable
sur hectare après hectare, paysages entiers
tendus comme les cordes d’une cithare
où le genévrier et le chèvrefeuille,
le myrte des marais, la vigne de Virginie,
la verge d’or et le sumac vénéneux auraient
fait émeute, les prairies humides
luisant à leur marge, les plumets
des roselières, les andins en laisse de mer
du séneçon une patine de
mouvement perpétuel
lavée au grand air triomphant,
où seule une humaine et zélée
détermination pourrait, un jour,
défaire les broussailles
incultes de ce qui continue d’arriver
sans aucune raison humaine,
on aborde à cette poche du côté sous le vent,
entretenue, à l’herbe coupée,
dernier séjour des esclaves, où chaque
tombe est marquée d’un caillou
à peine plus grand qu’une pomme de terre,
sans autre nom que celui de subordonné de
Seth Tuthill et de son épouse Maria,
qui choisirent à la fin d’être couchés là
avec leur ancien cheptel,
et dont la mémoire aussi s’est
érodée en pierre.
Après-midi dans le bayou
Hors de l’imprécis, de l’opaque
du clair et de l’obscur, du vacillement
à la lisière du bayou, quelle
spécificité : le samit de l’aigrette,
filamenté, barbelé et replié,
lustré et réaligné à chaque heure,
net : avec sa lourde crête et sa
cravate caractéristiques,
le martin-pêcheur : nette, la chimère
disgracieuse et pataugeante qu’on
appelle la spatule, teintée d’un
rose et vert de boîte à couleurs, revenue
d’un bord nommé extinction : nettes,
cet après-midi-là, les colonies,
sur les berges du ruisseau, de lys,
chaque hiéroglyphe périssable
filamenté, en une fioriture, d’un
trait de violet. Pendant ce temps,
au large sur le Golfe, les turbulences et
les vapeurs étaient devenues monumentales,
leur violet immense le témoin
tremblotant, au bord que nous
habitons nécessairement, d’un hasard
encore débordant, non codifié.
Amy Clampitt, Un silence s’ouvre, Nous, trad. Gaëlle Cogan.