Poésie/Un silence s’ouvre/Amy Clampitt

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Paumanok

Les granges à pommes de terre

bossues, à demi souterraines, les tubercules

comme des pierres cultivées, viande humide

de sous la terre, prolétariat qu’on transbahute

et déménage, pour lequel jadis

on se baissait, où la plaine d’épandage

de Paumanok, décombres de glaciers,

s’effiloche en queue de poisson,

cèdent à présent la place aux vignes,

leur tendance aux méandres

et divagations, aux élans de verdure,

bridée, élaguée, contenue

en une monoculture de plus – rangée

après rangée profitable

sur hectare après hectare, paysages entiers

tendus comme les cordes d’une cithare

où le genévrier et le chèvrefeuille,

le myrte des marais, la vigne de Virginie,

la verge d’or et le sumac vénéneux auraient

fait émeute, les prairies humides

luisant à leur marge, les plumets

des roselières, les andins en laisse de mer

du séneçon une patine de

mouvement perpétuel

lavée au grand air triomphant,

où seule une humaine et zélée

détermination pourrait, un jour,

défaire les broussailles

incultes de ce qui continue d’arriver

sans aucune raison humaine,

on aborde à cette poche du côté sous le vent,

entretenue, à l’herbe coupée,

dernier séjour des esclaves, où chaque

tombe est marquée d’un caillou

à peine plus grand qu’une pomme de terre,

sans autre nom que celui de subordonné de

Seth Tuthill et de son épouse Maria,

qui choisirent à la fin d’être couchés là

avec leur ancien cheptel,

et dont la mémoire aussi s’est

érodée en pierre.

Après-midi dans le bayou

Hors de l’imprécis, de l’opaque

du clair et de l’obscur, du vacillement

à la lisière du bayou, quelle

spécificité : le samit de l’aigrette,

filamenté, barbelé et replié,

lustré et réaligné à chaque heure,

net : avec sa lourde crête et sa

cravate caractéristiques,

le martin-pêcheur : nette, la chimère

disgracieuse et pataugeante qu’on

appelle la spatule, teintée d’un

rose et vert de boîte à couleurs, revenue

d’un bord nommé extinction : nettes,

cet après-midi-là, les colonies,

sur les berges du ruisseau, de lys,

chaque hiéroglyphe périssable

filamenté, en une fioriture, d’un

trait de violet. Pendant ce temps,

au large sur le Golfe, les turbulences et

les vapeurs étaient devenues monumentales,

leur violet immense le témoin

tremblotant, au bord que nous

habitons nécessairement, d’un hasard

encore débordant, non codifié.

Amy Clampitt, Un silence s’ouvre, Nous, trad. Gaëlle Cogan.

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