« Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre » de Antonio Lobo Antunes.

Une ancienne actrice, atteinte d’une maladie dégénérative, se souvient. Entre les soins prodigués par la « femme d’un certain âge », les visites du « neveu du mari » désigné tuteur, les souvenirs d’un père, la sensation d’un chat se glissant contre la jambe, le son d’un crucifix battant contre un mur, les impressions fugaces et celles rémanentes, entre passé et futur, entre vie et morts, Antonio Lobo Antunes nous immerge comme jamais dans la psyché d’une fin de vie. Et, par l’entremise tragi-comique et bouleversante de ce flux de conscience nous convie à nous interroger, entre autres, sur notre faculté à fabriquer de la mélancolie ou à déceler et reconnaître ce « peu qui reste quand tout le reste s’en va ».

Alors, certes, on pourrait gloser et gloser encore – et peut-être pas inutilement – sur l’esthétique de ce gigantesque écrivain contemporain. Mais, à trop s’y essayer, on craindrait d’écarter de sa lecture d’aucuns à qui répugne l’exercice exégétique. On s’arrêtera dès lors à cette invite amicale et confiante : Lisez Antunes!

je suis seule notez bien, je suis seule, restent le lévrier qui ne lèvera pas le petit doigt pour moi, le moteur du chat qui de temps en temps me console mais un lévrier et un chat ont beau avoir envie et par moments j’ai l’impression qu’ils ont envie ne peuvent pas grand’chose pas vrai, le neveu de mon mari en a ras-le-bol et je le comprends, je suis une femme seule en train de perdre les pédales, la mer à Faro rien qu’un souvenir quand je jetais des pierres dans les vagues, très loin, jusqu’à ce que personne d’autre que moi puisse les voir, la mer à Faro, les bateaux, les lanternes la nuit, la voix de mon père dans l’obscurité

-C’est pas beau ça ma grande?

si, c’était beau papa, c’était beau, je regrette juste qu’il reste si peu de temps avant la fin, que je m’éloigne petit à petit de moi-même au point de me perdre, vide, creuse, assise dans un coin sans avoir envie de rien, sans me souvenir de rien, n’attendant même pas, me contentant de durer, le médecin en parlant de moi à la personne qui l’accompagnait

-On va voir on va voir

avec une espèce de grimace que j’ai bien remarquée mais ce n’est pas grave, ma mère me serre dans ses bras et mon père est fier que je lance des pierres avec autant de force malgré le cœur qui ceci qui cela enfin bref, je suis sa jolie, dites-moi juste encore une fois ma jolie

-Ma jolie

et même dans très longtemps je serai encore et toujours sa jolie et à présent tous les deux de retour vers la maison main dans la main sans avoir besoin de nous donner la main, l’un à côté de l’autre ça suffit, rentrant manger sous la suspension chromée, en silence vu qu’entre nous les mots ne sont pas nécessaires, en entendant le vent dans les caroubiers dehors nous faire ses adieux.

Antonio Lobo Antunes, Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre, 2017, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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