« Réparer les vivants » de Maylis de Kerangal.

echographie-du-coeurSimon Limbres meurt.  Cet évènement, s’il est philosophiquement investi de bien des manières, semble techniquement poser peu de questions.  La mort c’est la mort.  Notre siècle technique élève la tautologie au rang de décret.  Et pourtant.  Qu’est ce qui prend fin quand on meurt?  Si, en France depuis 1959, c’est un encéphalogramme qui atteste de la mort administrative et déclenche entre autres les procédures de don d’organe, il n’en demeure pas moins que cette préséance nouvelle du cerveau sur le cœur peut paraître plus culturelle que strictement scientifique (et l’importance accordée au scientifique n’est-elle pas elle-même simple résultante culturelle?).

En d’autres termes : si je ne pense plus alors je ne suis plus.  Déposition du cœur et sacre du cerveau.

Le corps est pourtant chaud encore.  Le mouvement l’anime.  Ce que nous dit cette déposition, cette fin de règne du cœur, c’est que tout ce qui fait signe de vie ne doit plus être pris pour la vie.  La chaleur, le mouvement, le sang qui circule et teinte la peau, tout cela n’est qu’illusion.  Cette déposition, c’est celle du corps devant la raison.

le cœur excède le cœur.

Mais ce que les temps ont versé dans cet organe le dépassent.  Et en font bien autres chose qu’un organe.  Ce que questionne ici l’auteure, c’est, au travers du trajet d’un cœur, l’ambivalence de notre monde technique.  Où est la mort?  Dans la réalité de l’observation clinique ou dans le regard qu’ont posé des siècles sur le cœur?  Et si la science (et laquelle?) nous dit que le siège de la vie n’est plus le cœur, de quoi le cœur reste-t-il dépositaire?

Sa présence récurrente en ce point magique du langage toujours situé à l’exacte intersection du littéral et du figuré, du muscle et de l’affect.

Si le cœur excède le cœur, le mot aussi excède le mot.  C’est de langage qu’il s’agit d’abord ici.  Celui de la clinique.  Tout tendu vers un but.

langue où parler signifie d’abord décrire, autrement dit renseigner un corps, rassembler les paramètres d’une situation afin de permettre qu’un diagnostic soit posé, que des examens soient demandés, que l’on soigne et que l’on sauve : puissance du succinct.

Le langage aussi de celui qui doit dire la mort.  La dire, alors que le cœur bat encore, étant un peu la faire advenir.

rien ne lui a jamais semblé plus violent, plus complexe, que de venir se placer à côté de cette femme afin qu’ils viennent dans cette zone fragile du langage où se déclare la mort.

Dans un récit maîtrisé à la perfection (la ponctuation est l’anatomie du langage.), polyphonie où c’est le cœur de Simon Limbres qui fait lien, Maylis de Kerangal parvient à saisir nos atermoiements, nos contradictions les plus profondes, et donc les plus humaines.  Où susurrer à l’oreille de qui est déclaré mort mais dont le cœur bat revêt un sens.  Où l’on a beau nous dire et marteler qu’un être est mort quand son cerveau est décrété l’être, l’émotion nous saisit encore quand c’est le cœur qui s’arrête.

on entend leurs cœurs qui pompent ensemble la vie qui reste.

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, 2014, Verticales.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/reparer-les-vivants-de-maylis-de-kerangal/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.