Ron Padgett.

Pour tout qui a eu la chance d’assister à la projection de « Paterson » de Jim Jarmush, se pose la question de pouvoir prolonger, par quelques moyens que ce soient, la beauté qui en émane. Certes, il est possible d’aller visionner encore et encore le film lui-même ou, pour les plus patients, d’en attendre la sortie en DVD. Il vous est aussi loisible, comme le titre du film lui-même semble y renvoyer logiquement, de pénétrer dans une librairie pour y acheter « Paterson » de Williams Carlos Williams. Et nous ne serons certainement pas de ceux qui vous déconseillerons d’assouvir cette pulsion. L’achat est plus qu’indispensable et la découverte de l’illustre médecin de Paterson plus qu’indiquée. Mais, pour tous ceux qui chercheraient vraiment à revivre au plus près la magie de ce chef-oeuvre du cinéma (et sans doute aussi pour en découvrir des pans neufs), si une oeuvre nous parait bien incontournable, c’est celle de Ron Padgett.

Ami de Jarmush, qui en connait l’oeuvre sur le bout des doigts, (les poèmes « illustrant » « Paterson » sont de sa main*), Ron Padgett est souvent associé à la New York School. Traducteur du français (notamment de Cendrars ou Reverdy), éditeur, il est l’auteur d’une vingtaine de recueils dont deux ont été traduits en français chez l’excellent éditeur Joca Seria.

 

ON NE SAIT JAMAIS

 

1) Ce qui pourrait se passer.

2) Comment les gens vont réagir.

3) Oh quoi que ce soit.

 

Trois règles qui habitent

dans la maison d’à-côté.

 

Arrive le grand méchant philosophe,

et contre leur porte

il jette les violents éclairs

qui sortent

de son cerveau.

 

La port »e n’est pas impressionnée

Derrière, les règles

pouffent.

 

J’assiste à la scène

à travers les rideaux de la cuisine

tout en rinçant la vaisselle.

 

Incarnation paroxystique de l’adage de Carlos Williams « No ideas but in things », la poésie de Ron Padgett sait se rendre attentive aux choses avant de les passer – éventuellement – au filtre des concepts. Tout sert au poète. Partant d’un rien, d’un objet du commun, du trivial, il l’explore, le passe par le fil du langage. Non parce que le sujet de la poésie importerait et qu’il s’agirait d’en changer, en privilégiant un par rapport à un autre, mais, précisément, parce que le sujet n’étant que le support d’autre chose, tous lui conviennent. Ouverte à tout support, la métamorphose qu’il insuffle au quotidien ne se mesure pas à l’aune d’un tri dans celui-ci.

 

LE FUTUR DE TON NOM

Mets le mot Raoul

devant n’importe quel nom

et tu verras comme c’est drôle.

Mais si tu le mets

après, ça ne l’est pas.

Si tu dis seulement la première

syllabe, et que tu fais une pause avant de dire

la deuxième, ça perd

tout son sens, comme ton nom

un jour perdra tout son sens.

Ses phonèmes vont courir partout

en quête de sens, mais

le futur n’aura pas de sens en réserve

pour lui. Il sera totalement épuisé.

 

Drôle, tendre, mettant en scène ses propres procédés mais sans effets démonstratifs, Ron Padgett parvient à conjoindre dans son projet poétique simplicité et sophistication. Et  l’air de rien, sans forfanterie aucune, il déroule une poésie d’une originalité et d’une beauté rares.

Ron Padgett, Le Grand quelque chose, Joca Seria, 2010, tard. Olivier Brossard.

Ron Padgett, On ne sait jamais, Joca Seria, 2012, trad. Claire Guillot.

*On est assez bluffé qu’il ne soit quasiment pas fait allusion dans la presse francophone à Ron Padgett, relativement au film de Jarmusch. Comment prétendre écrire une critique un peu étayée d’un film portant sur la poésie, en faisant l’économie de l’oeuvre poétique sur lequel son réalisateur se fonde et y renvoie tout du long? Il y a de ces mystères… En attendant, pour ceux que l’anglais ne rebute pas, il y a ceci.

 

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