« Somaland » de Eric Chauvier

Un anthropologue enquête sur les rapports entre précarité et exposition aux risques industriels.  Dans le parc industriel de Somaland, au sein de sa partie la plus pauvre (Thoreau), il rencontre Yacine G.  Ce dernier lui raconte comment sa petite amie, Loretta, s’est peu à peu éloignée de lui.  Selon Yacine, les changements (psychiques et physiques) à l’oeuvre chez elle ne peuvent qu’être le résultat du contact qu’elle a eu, via le système de climatisation du magasin  où elle venait d’être engagée (le Monstros), avec un produit inodore et incolore, le silène. 

Ce qui marque ici est que l’étrange est moins dans les thèses défendues bec et ongles par Yacine G. que dans l’absence de la possibilité d’un déni de celles-ci.  Yacine, par des mots mêmes frustes, construit un possible en lequel croire.  Il élabore une fiction que rien n’étaye.  Mais les gouvernants, de la classe desquels leurs experts font aussi partie, confrontés à ces mots, restent cois.  Ils n’y opposent rien qui viennent les démonter.

Le discours du laissez-pour-compte est une fiction.  Mais une « fiction crédible », qui révèle et alerte. 

En identifiant l’instabilité qui constitue et désagrège son ex-petie amie, mon témoin révèle la chair à fiction, une entité inédite, une chimie invisible et obsédante, provoquées par le désir de chacun et par son ferment naturel, l’angoisse, avouée ou refoulée, de vivre à Somaland.  L’hypothèse du silène, qu’elle soit avérée ou non, constitue une sorte d’anti-théorie, radicalement opposée au bon-sens, un îlot de vigilance, qui permet d’approcher la condition de l’homme soumis à ses désirs de science, d’objectivité, de vérité, mais condamné au bricolage (…) dans un environnement aléatoire (…) dont la complexité est illimitée.

Face à ce discours, déviant certes mais créateur, celui du gouvernant, lui, ne génère que du vide.  Son ordre est phatique et tautologique.  Son meilleur mode d’expression est le « Power point ».  Où le mot n’est plus sensé rien véhiculer, tout (c’est à dire rien) étant pris en charge par une police de caractère et un fond d’écran.

vos paroles ont disparu/votre cerveau est un fond d’écran.

Entre rigueur documentaire et fiction, Eric Chauvier nous convie à une confrontation entre deux solitudes irréductibles.  Dont les marques sont à retrouver dans les languages par lesquels chacune s’exprime.

Eric Chauvier, Somaland, 2012, Allia

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/somaland-de-eric-chauvier/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.