« Spinoza, Philosophe grammairien »

L’Abrégé de grammaire hébraïque est un texte que composa Spinoza et qui parut en 1677 dans l’édition latine de ses œuvres posthumes. Peu connu et encore moins étudié, ce texte fit l’objet d’un colloque de spécialistes en octobre 2016, dont le livre ici proposé en est la résultante. Si une partie des textes de ces débats s’adressent bien à ce qu’il convient bien d’appeler un public pointu, féru des questions de grammaire, l’essentiel de ceux-ci apporte un éclairage inattendu mais nécessaire sur des questions bien plus larges. Quelle est la relation qu’entretiennent langue et pensée? Un locuteur exprime-t-il lorsqu’il couche par écrit sa pensée quelque chose qui soit propre à une des langues qu’il utilise? S’il est impossible de déterminer en quelle langue pense quelqu’un, en quoi cela rend-il discernables ou indiscernables des fondements de ce qui est pensé?

Le plus important tient à ceci : là où l’on cherchait des identités, nous avons découvert des situations.

Spinoza est un cas linguistique autant que philosophique. Issu d’une histoire et d’un milieu qui rendent impossible une identification claire et certaine de sa langue maternelle, Spinoza en parait d’autant plus insaisissable. Alors que l’on sait maintenant très bien combien son apprentissage de la langue latine fut tardif et laborieux, il nous apparaît d’autant plus important de pouvoir déterminer aujourd’hui quels étaient les fondements linguistiques qui pouvaient sous-tendre sa pensée. A fortiori quand on sait les querelles (pour être poli) que déclenchent les différentes traductions du moindre terme latin de l’auteur de l’Étique. Et le fait, précisément, de se retrouver démuni face à cela – ne pas pouvoir reconnaître en quelle langue pensait un penseur -, plutôt que de nous inciter à le regretter ou à chercher quand même à dépasser cette aporie, peut nous incliner à changer d’angle de vue et nous inciter à y trouver une force plutôt qu’une faiblesse. Qu’on ne puisse déterminer en quelle langue pensait originellement un penseur, dont, justement, la traduction de la pensée pose question, peut être l’occasion de se débarrasser de cette question et d’en poser d’autres, sans doute plus riches de sens.

Dans le cas de Spinoza, à partir d’une enfance et d’une éducation placée sous le signe de la diversité des langues, la question de savoir si le philosophe manquait de mots pour penser en latin prend un sens tout à fait différent. En effet, quiconque a l’expérience du multilinguisme sait combien le fait d’isoler les langues les unes des autres est abstrait et arbitraire : dans la vie de l’esprit, il nous arrive (même à ceux d’entre nous qui ont appris les langues sur le tard) d’emprunter un mot au lexique d’une langue alors que l’on pense dans une autre; ;il arrive aussi que l’on force une construction syntaxique spécifique à passer de l’une à l’autre; et nombreux sont les cas où une expression idiomatique, ou bien une métaphore courante dans une langue, suscitent des effets nouveaux et intéressants dans une autre. Il nous faut donc admettre une circulation très grande et surtout très fluide dans l’usage réel des langues. Pour cette raison, il ne semble ni possible, ni nécessaire d’assigner une identité linguistique aux événements mentaux qui ont présidés à la naissance des traités de Spinoza, mais cela ne signifie pas l’arrêt de notre enquête. Est-il tout à fait impossible de saisir le sujet qui évolue entre ces langues? Que devient le sujet de la pensée lorsque l’on renonce à le limiter à un seul système linguistique? 

Collectif sous la direction de Jean Baumgarten, Irène Rosier-Catch & Pina Totaro, Spinoza, Philosophe grammairien, 2019, CNRS Éditions

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