Spoon River, publié aux Etats-Unis une première fois en 1915 sous pseudonyme avant une édition finale en 1924 sous son vrai nom d’auteur, est un long poem dans la grande tradition américaine. On y lit les prises de paroles des morts enterrés dans le cimetière du village imaginaire de Spoon River. Souvenirs d’enfance, rancœurs, récits du décès, aveux d’une faute, regrets, bilan d’une vie, de chaque tombe, Edgar Lee Masters fait s’élever brièvement, l’une après l’autre, une voix différente en en précédant les dires de la seule mention de son nom.
Conrad Siever.
Pas dans ce jardin désolé
où les chairs se transforment en herbe
qui ne nourrit aucun troupeau, et en arbustes
toujours verts
qui ne donnent aucun fruit –
le long des sentiers ombragés
on perçoit de vains soupirs,
et des rêves plus vains encore
de communion avec les morts –
mais là, sous le pommier
que j’ai aimé et soigné et taillé
de mes mains noueuses
pendant de longues, longues années;
là, sous les racine de ce pommier d’hiver,
prendre part au cycle de la vie,
dans la terre et dans la chair de l’arbre,
et dans les vivantes épitaphes
de pommes plus rouges encore!
Parfois sans autre effet qu’éclairant un pan de la vie passée du mort qui la prononce, à d’autres moments comme répondant à celles émises par d’autres défunts – la numérotation des poèmes et les renvois de l’un à l’autre sont bien utiles -, les précisant ou les dénonçant, les confirmant ou les démentant, ces épitaphes dessinent peu à peu un impitoyable et touchant tableau des passions humaines. Nos rancunes, nos vanités, nos errements, nos beautés, nos désirs, nos contradictions… Illuminé par le trépas, ce catalogue social nous renvoie, d’un outre-tombe parfois encore enserré dans le linceul de ses illusions pré mortem, une image en miroir saisissante de notre condition de mortel. La rumeur de ces morts, persistante, envoûtante, transcrite par le poète dans toute son émouvante diversité, teintera longtemps vos jours. Superbe et déchirant, Spoon River est un chef d’oeuvre indispensable!
Et pourquoi mon âme répondait-elle au livre
tandis que je le lisais et le relisais?
Edgar Lee Masters, Spoon River, 2016, Othello, trad. Général Instin.
Le livre s’ouvre sur une préface « expliquant » le contexte particulier de cette édition. Soi-disant retrouvée, via une vente aux enchères, via un libraire, dans sa malle, la traduction serait celle d’un soldat de la Grande Guerre. Traduction qu’il aurait agrémentée de ses propres poèmes ainsi que d’une « carte » du cimetière. Ce serait cette traduction qu’un certain Général Instin (collectif anonyme dont on prend bien soin de nommer les contributeurs…) nous propose de lire, ainsi que des poèmes du soldat et sa fameuse carte, glissés dans les rabats du livre… Tout cela n’étant qu’un artifice. Un artifice inutile et un peu grotesque.
L’éditeur ou le traducteur est normalement au service d’un texte. Qu’il désire y laisser sa marque est humain. Que cela s’avère utile ou légitime est plus rare, mais peut être l’occasion d’expérimenter ludiquement certaines formes. Que le procédé qu’il choisisse pour ce faire en vienne à dénaturer la lecture d’un texte et – surtout, comme c’est le cas en l’espèce – à en encombrer l’accès au risque de l’en empêcher au plus grand nombre est bien plus questionnant. D’une oeuvre qu’il est censé servir en l’apportant à tous, il se sert comme piédestal.
Comme l’écrit Edgar Lee Masters (via Pope via Madame George Reece) : Remplis bien ton rôle, c’est là que réside l’honneur.
1 Commentaire
Oui ! c’est génial ce bouquin !!!