« Stratégie pour deux jambons » de Raymond Cousse.

 

Pourvu que l’on sache limiter ses ambitions, la situation est parfaitement supportable ici, je veux dire pour un cochon ordinaire.

Ah la fable! Que ne permet-elle pas de lire, par le truchement d’un autre, de ce que nous prenions tant soin à dissimuler de nous-mêmes! Que l’animal – le rat, le lièvre, l’âne, que sais-je encore? – s’anime sous la plume d’Ésope, de La Fontaine ou de Tchouang-Tseu, qu’occasion lui soit donnée de s’exprimer enfin dans une langue que l’homme puisse comprendre, et c’est ce dernier qui se découvre à lui-même.

Certes, dira-t-on, la liberté d’action est indiscutable. Mais la liberté de pensée dans tout ça? Car si la liberté d’action n’est pas à dédaigner, elle n’est rien, ne l’oublions pas, sans la liberté de pensée. Je n’irai donc pas par quatre chemins : ma liberté de pensée est rigoureusement égale à ma liberté d’action.

Avec Raymond Cousse, c’est un cochon, dans l’attente sage et éclairée de son passage entre les mains du boucher, qui reçoit une voix. Sevré, castré, enfermé dans deux mètres carrés, engraissé, abattu le 240 ème jour de son existence après un jour de jeûne, le cochon sait tout, ou presque, de son passé comme de son destin. Au lieu de s’en offusquer, voire d’y opposer des vélléités rebelles, le cochon, « philosophe », s’ingénie au contraire à bâtir sur ce destin même des raisons qui le justifient. Loin de l’attrister, sa tragédie personnelle, qui en vient alors à perdre toute teinte tragique, vient fonder celle, dès lors nécessaire, de la communauté à laquelle il appartient, celle des cochons. Le cochon est enfermé : cela, tout d’abord, n’est pas bien grave, mais, mieux encore, cela profite à lui-même comme à l’espèce. Le cochon est castré : quel plaisir que de ne pas succomber à la vulgarité frénétique de la sexualité et de savoir, en sus, que l’ablation va profiter à la qualité gustative du jambon. Et, in fine, de justification en justification, le cochon devient le plus sur ami de l’équarrisseur.

Mais puisqu’on m’y contraint, je n’hésite plus à affirmer que loin d’être la pure contingence qu’on prétend, la vie du cochon a un sens. Qui plus est, un sens obligatoire. Ce sens faute de quoi on chie sur ses ancêtres c’est premièrement le pré, deuxièmement le local, troisièmement l’abattoir.

D’un éclat de rire l’autre, la fable de Cousse est celle du consentement. Non pas ce consentement qui serait obtenu car arraché, mais celui, bien plus pernicieux, dont, patiemment, méticuleusement, nous construisons inlassablement les bases. Jusqu’à construire celles, non plus de l’acquiescement béat, mais des mécanismes mêmes qui nous oppriment.

Raymond Cousse, Stratégie pour deux jambons, 2018, Zones Sensibles.

 

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