Vieux brol 28 : « La Guerre et la Paix » de Léon Tolstoï.

Ne subsiste bien souvent de certains livres, dans nos esprits assommés par la « nouveauté  » , qu’une vague idée, que le souvenir lointain (et bien souvent déformé) de commentaires.  N’en surnage que l’impression d’un déjà connu, d’un déjà lu, qui les fait irrémédiablement verser dans les limbes de ce qui n’est définitivement plus à lire.  D’où l’idée de cette série de chroniques de retours aux textes lus.  Sans commentaires.

-Si tout le monde ne se battait que par conviction, il n’y aurait pas de guerre

Déjà Anna Mikhaïlovna l’embrassait en versant des larmes. La comtesse en versait également. Elles pleuraient d’attendrissement sur leur bon cœur, sur leur parfait accord; elles pleuraient de honte à l’idée que cette chose vile, l’argent, entrait en tiers dans la noble amitié qui les unissait depuis l’enfance; elles pleuraient aussi de regret en songeant à leur jeunesse envolée… Mais ces larmes leur étaient douces à toutes deux…

Oui, tout est vanité, tout est mensonge en dehors de ce ciel sans limites. Il n’y a rien, absolument rien d’autre que cela… Peut-être même est-ce un leurre, peut-être n’y a t’il rien, à part le silence, le repos. Et Dieu en soit loué!..

On peut voler, assassiner et cependant goûter pleinement le bonheur…

la réputation de la comtesse Bézoukhov en tant que femme charmante et spirituelle était si bien établie qu’elle pouvait dire les plus grandes niaiseries, tout le monde ne se récriait pas moins d’admiration à chacune de ses paroles et y cherchait un sens profond, qu’elle eût été bien en peine de révéler.

Berg, qui jugeait les femmes d’après la sienne, les considérait toutes comme des êtres faibles et niais. Véra, jugeant les hommes d’après son seul mari et généralisant ses remarques, supposait que tous estimaient être les seuls êtres raisonnables mais qu’en réalité ils ne comprenaient rien, étant orgueilleux et égoïstes.

Hélène Vassilievna, se disait-il, qui n’a jamais aimé rien d’autre que son corps et qui est d’ailleurs parfaitement sotte, passe aux yeux des gens pour un miracle d’esprit et de finesse. Tant qu’il a été un grand homme, Napoléon Bonaparte s’est vu méprisé de tout le monde; mais, depuis qu’il est devenu un pitoyable histrion, l’empereur François brigue l’honneur de lui offrir sa fille comme concubine. Les Espagnols, par l’intermédiaire du clergé catholique, remercient Dieu de leur avoir accordé le 14 juin la victoire sur les Français, et, de leur côté, les Français en font autant, par l’intermédiaire du même clergé, pour avoir également le 14 juin, vaincu les Espagnols. Mes frères maçons jurent sur le sang qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour leur prochain; cependant ils ne donnent même pas un rouble aux quêtes; en revanche, ils se mêlent des intrigues d’ « Astrée » contre les « Chercheurs de Manne » et se mettent en quatre pour obtenir le véritable tapis écossais, ainsi qu’une certaine charte dont nul n’a besoin et dont nul ne comprend le sens, à commencer par son auteur. Nous tous professons la foi chrétienne du pardon des injures et de l’amour du prochain; en vertu de cette loi nous avons érigé à Moscou quarante quarantaine d’églises; et cependant, pas plus tard qu’hier, nous avons passé par le fouet, jusqu’à ce que mort s’ensuive, un malheureux soldat fugitif, et le prêtre, ministre de cette loi d’amour et de pardon, a fait baiser la croix à cet homme avant le supplice.

Le roi, c’est l’esclave de l’histoire. L’histoire, c’est-à-dire la vie inconsciente, générale, grégaire de l’humanité, fait servir à l’accomplissement de ses desseins chaque minute de la vie des rois.

Ainsi donc il n’est plus! Il n’est plus et à la place où il était, il n’y a maintenant qu’un je ne sais quoi d’inconnu et d’hostile, un mystère terrible qui me fait frémir d’épouvante!

Peu lui importait la raison de son sacrifice, mais le sacrifice en lui-même lui procurait un nouveau sentiment de bonheur.

À Borodino, Napoléon a rempli son rôle de représentant du pouvoir aussi bien, sinon mieux, que dans les autres batailles. Il n’a rien fait de nuisible à la bonne marche du combat; il s’est rangé aux avis les plus sages; il n’a pas perdu la tête, ne s’est pas contredit; il a gardé son sang-froid et n’a pas abandonné le champ de bataille; son tact parfait, sa grand expérience de la guerre lui ont permis de jouer avec calme et dignité son rôle fictif de chef suprême.

Il ne put se contenir davantage et versa des larmes d’attendrissement sur les hommes, sur lui-même, sur leurs égarements et les siens.

Chaque fois que je vois s’ébranler une locomotive, j’entends son sifflet, je vois la soupape s’ouvrir et les roues tourner; je n’ai pas le droit d’en conclure que le sifflet et le mouvement des roues sont les causes de la marche de la locomotive.

En temps de paix, chaque administrateur croit que c’est grâce à son impulsion que marche toute la population confiée à ses soins; et il trouve dans la certitude d’être indispensable la principale récompense de son travail. Tant que dure la bonace sur l’océan de l’histoire, ce pilote-administrateur, monté sur son fragile esquif, s’appuie de la gaffe au navire de l’État pour avancer lui-même. Ce pilote peut croire, on le conçoit, qu’il fait avancer par ses propres forces le navire sur lequel il s’appuie. Mais si la tempête s’élève, si la mer devient houleuse, si le navire continue sa route, cette illusion devient impossible. Le navire poursuit seul sa marche imposante, indépendante; et le pilote de l’esquif découvre qu’il n’est pas le chef, source de toute force, mais un pauvre homme inutile, faible et nul.

Depuis que le monde existe et que les hommes s’entre-tuent, jamais un crime ne s’est commis sans que son auteur ait trouvé un apaisement à se dire que c’était pour le bien public, pour le bonheur supposé d’autrui.

Durant sa carrière diplomatique, il avait remarqué plus d’une fois qu’un mot dit au hasard semble soudain le comble de l’esprit, et à toute occasion il laissait échapper les premiers mots qui lui venaient aux lèvres.

Il sentait que le monde moral qui venait de s’écrouler en lui allait se réédifier sur d’autres bases, des bases toutes neuves, inébranlables en leur beauté.

Il faut nécessairement penser à une terre promise pour avoir la force d’avancer.

il reconnaissait à chaque homme le droit de penser, de sentir, de regarder les choses à sa façon ; il reconnaissait aussi l’impossibilité de convaincre un homme avec des mots.

Admettre que la vie de l’humanité puisse être dirigée par la raison, c’est nier toute possibilité de vie.

La question est de savoir comment la conscience que l’homme a de sa liberté s’allie aux lois de la nécessité auxquelles il est soumis.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, Gallimard, 1952, trad. Henri Mongault.

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1 Commentaire

    • Peretz Anne sur 3 juillet 2019 à 22 h 24 min
    • Répondre

    , j’ai lu Guerre et Paix adolescente en entier. Avec adoration . Émerveillement. Seuls les paragraphes descriptifs de la guerre me lassaient quelque peu. Mais les personnages, j’adorais. Et
    La fin d’un monde , sans savoir encore ce qu’il adviendrait ensuite.
    Une partie de ma jeunesse , de mes rêves et de mes enchantements. Grâce à ma grand mère , née russe qui m’envoyait régulièrement des livres de littérature russe pour parfaire mon éducation littéraire !
    Elle a bien réussi

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