« Voguer » de Marie de Quatrebarbes.

Et, sans doute, au début sera-t-il assez tentant de croire un instant que la chose a commencé de vivre à l’instant où nous la regardions mais c’est faux

Quelle est la genèse d’un texte? Et ce texte, séparé de ce qui l’a vu naître (ou plutôt, une fois le lecteur laissé dans l’ignorance de ce qui l’a vu naître), gagne-t-il forcément en autonomie, en beauté, ce qu’il perd en « compréhension »? Le beau dépend-il des conditions qui l’ont vu éclore?

Pour que la prophétie se réalise, il faut que quelqu’un se souvienne qu’elle fut prononcée.

Dans Voguer, le lecteur se retrouve face à Venus Xtravaganza, à Kleist, à Pasolini, à Plutarque, à Simonide de Céos, à Pepper LaBeija et à quelques autres. S’il se donne le temps de fouiner un peu dans sa mémoire ou dans les internet, il se rendra compte que Voguer est certainement inspiré du voguing, cette danse née dans les années 70 dans les boîtes gay latino et afro-américaines de New-York que le film devenu Paris is burning a magnifiquement documenté. En cherchant encore un peu, il trouvera aussi que certains des personnages de ce livre ne sont peut-être pas aussi réels qu’il aurait pu le penser. Mais, de tout cela, aussi paradoxal que cela puisse paraître, s’il lit attentivement, il se rendra compte qu’il n’en a pas besoin.

Car ma maison se sera vidée de tout ce qui l’entoure et la possède, moi y compris, et elle reflétera les rues qui brilleront toutes ensemble de sa présence

Toute littérature qui vaut est nécessairement pensée comme reprise. Elle rejoue un thème, elle s’insère dans une histoire dont elle reprend des motifs. Mais elle ne s’y arrête pas. Reprendre n’est pas nécessairement copier. Elle continue. Et elle se sait continuer (« Qu’est-ce qu’écrire sinon continuer », affirme Susan Howe). Et ainsi, quelque chose en échappe qui déborde de ce dont elle provient et qui tient du mystère et de la grâce. Peut-être même est-ce cela qu’on nomme le beau?

Dans les célébrations dont Voguer est l’écrin (où l’on célèbre et des corps et des œuvres), Marie de Quatrebarbes atteint à cette grâce rare et précieuse. Et il appartiendra à d’autres après elle de la célébrer à leur tour pour en faire germer une nouvelle beauté. Et ainsi de suite…

Car, sans notre rencontre et hors d’elle, parfois je me demande si j’aurais vécu, et si je vis vraiment le jour pour te connaître et te chérir, si la vie ne m’avait donné cette occasion justement de vivre pour me faire connaître de toi, et en toi, et dans l’état actuel de nos relations, dans un certain état du désir que nous traversons, jour après jour, malgré la perte et le fait que nous ne soyons plus deux dans la vie qu’actuellement nous menons

Et lorsque j’avance, seul, en face d’elle, et que nous courons vers elle qui passe dans notre dos, que nous cavalons à sa poursuite à l’instant précis où elle passe, devant nous qui n’est plus qu’une idée abstraite, à la fois si petite et vivace, jamais elle ne s’arrête sur sa route pour contempler la solitude de ce qui reste sur le bord, elle continue là où elle court, toujours, éternellement, au-devant de toute chose où elle va sans que nous puissions la suivre

Mais me voici à présent, artisan de ma vie ou simple bûche, et je ne sais pas dans quelle direction orienter sans toi ma réserve de joie sans fin.

Marie de Quatrebarbes, Voguer, 2019, P.O.L.

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