Lafargue, Pierre – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Aventures » de Pierre Lafargue. https://www.librairie-ptyx.be/aventures-de-pierre-lafargue/ https://www.librairie-ptyx.be/aventures-de-pierre-lafargue/#respond Tue, 29 Dec 2015 08:48:24 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5622

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C’est comme ça. Eh oui.

Le choix d’une photographie pour illustrer cette chronique fut particulièrement cornélien. Dans notre désir de coller au plus près du cœur du dernier livre de Pierre Lafargue, nous cherchions une représentation la plus proche possible de son « pitch » : une rue qui s’est enfoncée (de 27 mètres) puis qui est revenue à sa place initiale. Hé bien, cela se révéla d’une grande complexité. Soit nous illustrions nos propos par la photographie d’un affaissement de chaussée, mais alors rien n’indiquait visuellement le retour à la normale de la rue. Soit nous utilisions une image de rue traditionnellement plane, dont rien ne pouvait alors s’y détecter de son récent affaissement. L’illustration était toujours partielle. Et manquait donc son but.

Ce qu’une rue, la plus permanente de la plus permanente des villes du monde a fait, il est aisé d’imaginer que le monde entier pourrait le faire, que cet immense soufflé pourrait retomber en révélant l’affreuse boursouflure de son âme et de tout ce qui trouve sa permanence dans sa boursouflure et qui la perdrait avec elle.

Car le sujet n’est pas ici seulement l’affaissement d’une rue, sa disparition, son enfoncement permanent, sa disparition en un gouffre, mais bien le mouvement complet, qui la fait revenir à sa rassurante et ennuyeuse position initiale. Qu’une rue s’effondre, soit. Si ce n’est courant, cela se constate tous les jours en divers point du globe. Mais qu’elle revienne spontanément entre les façades qu’elle séparait ou – c’est selon – reliait, voilà qui est moins commun. L’élasticité a ses limites.

Je crois aussi que si l’abaissement de la rue n’avait été qu’un effet parmi d’autres, son inutilité et certainement sa vanité condamneraient son auteur (on ne voit pas ce que cela voudrait dire, l’enseignement ferait défaut), au lieu que l’admirable suite des changements qui se sont produits non pas en même temps que ce mouvement mais après lui, établit d’une façon presque nécessaire qu’ils sont issus de lui, et qu’il fallait avant tout cela qu’un marteau s’abattît sur le sol, comme j’ai vu trembler dans cette main si fine, aux veines gonflées, et qu’une Intelligence étonnante a tout concerté, depuis ce tremblement jusqu’au nôtre.

Qu’est ce qui se passe quand quelque chose d’extraordinaire est survenu et que rien n’en est plus décelable? Quelque chose peut-il avoir été sans laisser aucune trace? Le normal n’en vient-il pas à effacer le souvenir même de ce qui dérangea son cours tranquille? Qu’advient-il quand ce qui ne se peut s’est pu? S’il s’agit bien dans « Aventures » de nous conter celle d’une rue et des conséquences de son momentané affaissement, Pierre Lafargue nous invite subtilement à nous en servir pour questionner tous ces « extraordinaires » qui surviennent et que nous laissons sans lendemain. « L’exceptionnelle faillite d’un système bancaire », « Une catastrophe humanitaire sans précédent », nombreux sont les événements que nous démarquons du reste en les nommant mais que nous semblons oublier presque aussi systématiquement.

Si ce monde n’était pas composé de tant de choses nécessaires à sa conversation on pourrait couper dedans, histoire de le simplifier pour mieux le comprendre. Mais on ne peut supprimer que des choses accessoires, ça ne désencombre rien. Les choses nécessaires forment un tissu serré impossible à défaire. C’est comme si on essayait de couper du fer avec du sang. Alors tout est toujours aussi obscur.

Pierre Lafargue crée ici de l’extraordinaire. Pour nous démontrer à quel point nous dépouillons celui que nous nommons ainsi de sa charge signifiante et des conséquences qu’elle implique. Et nous faire voir tout ce que nous sommes capables de mettre en branle pour occulter la machine sans mettre en péril le mouvement d’aucune de ses courroies. Oubli, déni, sensiblerie, que de stratégies ne construisons nous pas de manière à occulter ce qui survient et tranche dans le normal. En virtuose, sans jamais verser dans le didactisme métaphorique, Pierre Lafargue nous délivre des aventures « avec des vrais morceaux de roman dedans » d’une intelligence et d’une pertinence rares.

Pour autant, le monde a changé. La très grande douleur que ce furoncle, ce véritable alligator, est venu manifester dans vos environs a changé ce monde, et même les petits pois que vous êtes seront désormais accommodés un peu différemment. Mais que vous soyez nés pour être accommodés, cela demeure.

Pierre Lafargue, Aventures, 2015, Vagabonde.

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« La fureur » de Pierre Lafargue. https://www.librairie-ptyx.be/la-fureur-de-pierre-lafargue/ https://www.librairie-ptyx.be/la-fureur-de-pierre-lafargue/#respond Mon, 28 Sep 2015 08:54:22 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5443

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furorCe vase qui va rompre, ces fleurs l’accablent qui le comblent.

Prenez d’un côté un bouquet de fleur, de l’autre un vase. Et demandez-vous qui, des deux, légitime l’autre. Autrement dit, la fleur est-elle là pour le vase? Ou le vase, pour la fleur? Certes, il y a  – comme toujours – moyen de pinailler, mais enfin, on concédera sans peine que le vase, sans la fleur, – hormis pour le potier, ce scélérat – a peu de raisons d’être. N’en est-il pas de même alors pour l’être humain, potier compris? Ne sommes nous pas que contenant? Et tout de nous – poumons, cœur, synapses et le reste – simple réceptacle? Qu’en est-il de nous sans ces contenus, ces sensations qui nous traversent, nous comblent ou nous animent, sinon une vague idée de vide, un espace hanté par rien?

 Je n’aurai pas de repos, je le sens bien, avant d’avoir donné à la Sensation, à laquelle en justice je ne puis refuser la majuscule, une expression digne d’elle et donc de moi puisque, étant celui qui la ressent, je veux dire le seul, il faut que j’admette qu’on (elle?) a fait le choix de me la faire éprouver comme au plus digne.

Nous saisir nous-mêmes n’est plus dès lors autre chose que saisir cette Sensation (l’amour? la joie? le bonheur?…) qui nous fait autre chose que contenant vide. Et tout l’objet de cette fureur tient là, dans ce si court et impossible projet!

Le narrateur (qui?), en un seul et tortueux paragraphe de 252 pages tente ainsi d’approcher S. (quoi?). Toujours mieux. Toujours au plus juste. Et toujours son objet s’y dérobe. Non par manque d’assiduité, ni par désinvolture. Au contraire, le narrateur, ne tendant que vers ce but et s’y employant tout entier, s’en donne tous les moyens. Mais car saisir l’essentiel qui nous constitue et fait de nous, précisément, ce nous et non un autre, suppose, fatalement, de conjoindre dans les outils de notre recherche son but même. Et dès lors nous confronte à l’impossible par essence.

Il me semble, à tort sans doute, parce que je commence à peine et qu’on n’a jamais vu clair au moment d’entrer dans un monde auquel les yeux ne sont pas encore accoutumés, il me semble que sous mes sens pourrait tomber ce que je cherche et que l’intellect s’en saisirait s’il n’était hostile par nature à tout ce qu’on trouve facilement, comme si la difficulté de la chasse donnait du prix au gibier, mais encore prouvait qu’il fût l’objet véritable de la quête et seul digne de poursuite.

Comme cet impossible qu’il tente, sa lecture nous enjoint, nous lecteurs, à nous départir de toutes nos certitudes. Chemin escarpé sans main courante, fleuve sans rives, l’écriture de Pierre Lafargue nous entraîne dans ses remous sans fin. Rigoureuse, ne concédant rien à la démesure de son projet, elle déstabilise plus qu’elle ne donne à « saisir ». Plus dépeçage qu’écriture, extrême, La fureur éreinte. Dans ses extrêmes, dans ce ressassement pointilleux jusqu’au vertige, elle propose l’une des création les plus radicale qui soit. Et donc l’une des seules qui vaillent la peine d’être lue.

Celui qui retourne à lui-même sans encombre, comment le croire arrivé?

Les mots ont un pouvoir sur ceux qui les prononcent.

Ce qui ne compte pas c’est le souvenir.

Plus sûrement (cet adverbe n’est pas le bienvenu dans ces pages, je m’occuperai de lui plus tard)

Le monde requiert qu’on parle de lui dans les moments où il se dérobe.

Mon dieu, comme ce qui est dit reste à redire, et en davantage de formes que ce monde ne prend d’apparences.

De même que l’on prétend avec une très grande prudence que le monde dans lequel nous avons nos habitudes se double d’un autre que nous ne percevons pas mais qui entretient avec celui-ci des liaisons étroites et nécessaires, c’est le seul souci de ménager des susceptibilités qui me retient de soutenir à tout bout de champ que ce que nous voyons (et de façon plus générale, ressentons) est le premier versant (le plus abrupt) d’une réalité dont tous les aspects méritent d’être interprétés et qui ne tient debout que grâce à la bonne interprétation de l’ensemble.

Nous ne faisons jamais tous les efforts que réclament, pour advenir, les choses que nous désirons.

Ce vase qui va rompre, ces fleurs l’accablent qui le comblent.

Mais S., comment serait-elle dite même si tous la nommaient?

Quant à moi, sans le concours de S., je n’aurais dans les poumons que de l’air et non pas des raisons de respirer.

Ce n’est tout de même pas rien, se creuser comme je fais.

nous avons le sentiment, en lisant les livres les plus célèbres (les plus justement renommés), qu’un moment vient où ils butent sur un obstacle plus solide qu’eux, et qu’après quelques efforts (car ils ne sont pas sans vaillance) inutiles pour le surmonter ils les contournent, non sans l’environner, pour l’y cacher, d’une poussière épaisse qu’ils projettent au moyen de leurs pattes arrière, comme ces animaux qui ne laissent pas derrière eux le meilleur d’eux-mêmes, et filent ; cet obstacle, c’est, c’est, c’est : quelque chose.

C’est une condition nécessaire : ce livre veut du sang.

Pierre Lafargue, La fureur, 2014, Vagabonde.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’hydre Laurent de Sutter et le paniquant Pierre de Jaeger.

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