P.O.L – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Chronique des sentiments. Livre II. Inquiétance du temps. » de Alexander Kluge. https://www.librairie-ptyx.be/chronique-des-sentiments-livre-ii-inquietance-du-temps-de-alexander-kluge/ https://www.librairie-ptyx.be/chronique-des-sentiments-livre-ii-inquietance-du-temps-de-alexander-kluge/#respond Mon, 01 Oct 2018 07:57:20 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7845

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Perçant la profusion des couleurs, les artefacts encore minuscules dont l’apparition était devancée par le bruits des moteurs. Ce n’étaient encore que des points. Et déjà leur vrombissement (« le son des trompettes »), l’anticipation anxieuse, focalisait l’attention du spectateur. Vingt minutes après, la ville était détruite. Bien qu’il faille six ou huit attaques de cette sorte pour vraiment l’anéantir. Et même dans ce cas il y aura toujours DES FOYERS D’ESPRIT HUMAIN en activité qui tenteront de s’en tirer et de se réorganiser. Pareille attaque aérienne, à savoir l’intervention D’UNE INDUSTRIE ARMÉE, D’UN POUVOIR CÉLESTE FONDÉ SUR L’INGÉNIERIE, implique UNE FORTE CHARGE CRITIQUE.

Dans l’extrait repris ci-dessus, qui s’intéresse au terrible bombardement d’Halbertsadt du 8 avril 1945 (457 avions, 595 tonnes de bombes, 2500 victimes), se décèle bien l’importance qu’il y a à lire attentivement tout texte de Kluge : l’avion n’est plus un avion, il est un artefact, c’est-à-dire le moyen d’un acte et le résultat d’une pensée ; ce ne sont pas des êtres humains, des hommes et des femmes, qui restent dans les décombres, mais « DES FOYERS D’ESPRIT HUMAIN », c’est-à-dire des portions non corporelles d’êtres humains, une forme initiale, presque quintessenciée de l’humain, une « idée », à partir de laquelle, sous condition de s’organiser, pourra germer à nouveau de l’humain ; enfin, la charge de tout cela n’est pas qu’explosive, elle est aussi critique, non pas seulement dans le sens où ces faits nécessiteraient, a posteriori, pour être saisis dans leur ensemble, une démarche critique, mais aussi dans le sens où ces faits eux-mêmes sont, a priori, le résultat de la critique.  Alexander Kluge ne raconte pas des faits en adoptant un point de vue différent. Il modifie les conditions langagières qui en rendent compte.

Nous ne pleurons que ce que nous aimons. Pour l’inconnu, nous ne pouvons qu‘imaginer la peine que sa disparition nous causerait.

Imaginer n’est pas un acte anodin, d’agrément, ou qui ne serait censé venir qu’en appui ou en illustration d’une modalité classique d’accéder au savoir. Imaginer est la seule voie qui nous permette d’accéder à ce que nous ne connaissons pas. Et partant, et plus urgemment encore, à ce que nous croyons connaitre. Les faits ne sont rien sans les sentiments dont ils sont ou les traces ou les causes, ni sans l’imagination qui peut nous faire accéder à ce qui ne s’offre pas à la connaissance. Dans l’amas des faits historiques, pour en faire émerger une critique, se rappeler ne suffit pas. Au fait, il faut un langage. Au réel remémoré il faut l’imaginaire.

Les sentiments exigent un savoir.

Une oeuvre qui vaut la peine d’être lue redéfinit ce que lire veut dire. À ce titre, parmi toutes celles qui, depuis des temps immémoriaux, ont enrichit notre réel, celle d’Alexander Kluge s’affirme incontestablement comme l’une des plus essentielles.

Ce qui nous détermine, nous autres humains, c’est la lutte entre la forme et le contenu. C’est-à-dire quand le contenu est un instantané (de cent soixante années ou dune seconde) et que la forme est le Tout restant, la lacune, ce que précisément l’histoire à cet instant ne raconte pas.

« Une fois atteint un  certain degré d’atrocités, peu importe qui les a commises, pourvue qu’elles cessent! »

Dans une caserne d’Espagne, il y avait une meule de paille. Devant, on posta une sentinelle. La paille moisit, se réduisit à un petit tas. Á défaut de contrordre, la sentinelle resta en place encore des mois.

Alexandre Kluge, Chronique des sentiments. Livre II. Inquiétance du temps. Trad. Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval.

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« Serez-vous des nôtres? » de Emmanuelle Pagano. https://www.librairie-ptyx.be/serez-vous-des-notres-de-emmanuelle-pagano/ https://www.librairie-ptyx.be/serez-vous-des-notres-de-emmanuelle-pagano/#respond Fri, 07 Sep 2018 06:19:48 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7787

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Sur terre, ces frontières d’eaux protègent ceux qui restent à l’extérieur. En mer c’est l’inverse : remonter, c’est devenir vulnérable, et descendre trop bas, c’est risquer d’être écrasé par la pression. 

D’un côté, il y a la Caspienne – non pas la mer (qui est en fait un lac) mais un des étangs de la Brenne – et de l’autre l’océan atlantique. Dans le premier, la pêche annuelle se prépare autour de Jonathan, fils, petit-fils, arrière-arrière-petit-fils de la famille Bonnefonds, propriétaire et exploitant d’une ligne d’étangs et des terrains de chasse qui l’environnent. Dans le second, dans un sous-marin nucléaire où il officie pour écouter, David Garreau, ami d’enfance de Jonathan issu d’une famille traditionnellement au service des Bonnefonds, accomplit son dernier service. D’un côté, la tradition qui perdure, teintée de mélancolie ou de paternalisme, en s’accommodant peu à peu de la modernité, de l’autre la technologie la plus pointue qui soit mais toujours à la merci de réflexes aussi vieux que l’humain. Heure par heure, Emmanuelle Pagano nous détaille ce vingt-huit octobre en alternant les voix et souvenirs de Jonathan et de David.

Mais tous les souffles, les cris, les explosions, les éclatements, les craquements, les crépitements, le vacarme d’une bouée larguée par un avion de patrouille maritime, les raclements des chalutiers ratissant les fonds marins, les grondements des pompes des pipelines posées au fond des océans, le grommellement démesuré d’un orage cognant contre la surface, les battements rythmés des grosses et rapides hélices des énormes pétroliers, rien ne masque les soupirs de la Caspienne, dont la masse grave semblait atténuer la propagation.

Ce qu’il y a de fascinant avec Emmanuelle Pagano, c’est qu’elle parvient à coller au plus près de ses sujets – en y intéressant des lecteurs pas toujours gagnés d’avance – tout en leur ménageant et des liens entre eux et une universalité peu décelable d’emblée. Passionnante incursion dans deux univers aussi techniques que paraissant diamétralement opposés l’un de l’autre, Serez-vous des nôtres? interroge nos liens à la nature, à l’histoire, à la tradition, mais surtout ceux qui nous lient les uns aux autres. Dans cette magnifique histoire d’amitié où le silence paraît souvent plus parlant que les plus longs discours, elle démontre avec subtilité que l’eau (Serez-vous des nôtres? et le troisième et dernier tome de son projet la Trilogie des rives) a trouvé ici l’une des ses plus brillantes voies d’accès à la littérature.

Emmanuelle Pagano, Serez-vous des nôtres? Trilogie des rives III, 2018, P.O.L.

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« je te fais un dessin » de Marc Cholodenko. https://www.librairie-ptyx.be/je-te-fais-un-dessin-de-marc-cholodenko/ https://www.librairie-ptyx.be/je-te-fais-un-dessin-de-marc-cholodenko/#respond Thu, 23 Nov 2017 07:06:49 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7280

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« Faut que je te fasse un dessin, ou quoi? » S’il nous est probablement arrivé à tous de poser cette question, rares parmi nous sont ceux qui auront envisagé, à leur tour, de répondre sérieusement à celui qui y aurait répondu positivement. Marc Cholodenko nous prouve ici que si le dessin ne simplifie pas nécessairement mieux le problème posé au départ, il permet au contraire de le creuser un peu plus profondément encore.

Ce visage de hasard où rien n’appelle l’empathie et tout s’oppose à l’interprétation, impossible d’y trouver rien de semblable à moins de considérer que parmi tous les visages possibles dont il prend la place tant qu’il absorbe le regard, à n’importe laquelle se trouve mon visage.

Les « dessins » de Marc Cholodenko, s’ils sont faits de mots, n’en demeurent pas moins des dessins. Comme ceux que l’on reconnaîtrait directement comme tels, ils représentent effectivement sur une surface la forme d’un objet, ils cernent bien quelque chose en lui bâtissant des contours.

Ce dessin n’a pas été dessiné c’est dessiner que ce dessin a fait.

La littérature est aussi – parfois, on aime à penser qu’elle ne serait même que cela – cela qui permet de saisir et le dérisoire en nous, et ce désir de le saisir. Non pas même qu’il s’agisse pour cela d’une quête, étant entendu qu’une quête n’est menée qu’en raison d’un aboutissement, que celui-ci soit souhaité ou redouté. Mais d’un cheminement dont l’hypothèse d’aboutir aurait été expurgée. Avant qu’il y ait quelque chose à voir, il lui faut un regard. Sans doute est-ce cela que nous réapprend Marc Cholodenko. Que nous ne sommes qu’un entrelacs dérisoire de perceptions. Et que la littérature, qui rend compte de ce tissu, est bien cet événement étrange « à l’intersection duquel réel et imaginaire tendent sans s’y recouper jamais ».

Marc Cholodenko, je te fais un dessin, 2017, P.O.L.

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« La fonte des glaces » de Joël Baqué. https://www.librairie-ptyx.be/la-fonte-des-glaces-de-joel-baque/ https://www.librairie-ptyx.be/la-fonte-des-glaces-de-joel-baque/#respond Tue, 22 Aug 2017 07:59:59 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6965

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Louis est le fils d’un comptable mort avant sa naissance écrasé par un éléphant africain alors qu’il venait – le comptable – de se reconvertir du commerce de pneu dans celui de la banane. Élevé à Toulon par une mère anxieuse, survivant d’une adolescence traversée sous le nom de Fuck Dog Louis, Louis épousera Lise et la carrière de boucher. Mais c’est après la mort de son épouse et sa retraite du monde des boudins et rillettes qu’il connaîtra l’extraordinaire aventure qui changera et sa fin de vie et la face du monde.

Si le bonheur existe, le manchot empereur en propose une version plausible et maîtrisée.

De cette aventure, pour en maintenir tout le sel de sa découverte, nous ne dirons que fort peu. Sachez seulement qu’on y chasse l’iceberg, qu’on s’y ébat en chambre froide, qu’un être humain équipé d’une combinaison orange y flirte avec un manchot empereur femelle, qu’on y mange des biscuits soviétiques en conserve, qu’on y apprend qu’un boudin peut être philosophique et que le grésillement que fait une mouche s’électrocutant sur un tue-insecte électrique peut se révéler être un puissant excitant libidinal…

Je monte la boîte, on voit après ce qu’on met dedans.

On rit beaucoup dans cette fonte des glaces. Énormément même. Mais l’hilarité déclenchée, souvent potache d’ailleurs, ne dissimule qu’imparfaitement la subtile intelligence du propos. Ainsi, en faisant très discrètement reposer son récit sur certains des mécanismes absurdes avec lesquels l’homme envisage son rapport à l’écologie, Joël Baqué permet-il d’une part d’en faire ressentir mieux le confondant ridicule, d’autre part d’attester que le dévoiement formel de cette mécanique est aussi une des conditions de la littérature. Drôle donc! Mais surtout brillamment malin!

Le titre trouvé, le contenu coulait de lui-même.

Joël Baqué, La fonte des glaces, 2017, P.O.L.

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« Saufs riverains. Trilogie des rives II » de Emmanuelle Pagano. https://www.librairie-ptyx.be/saufs-riverains-trilogie-des-rives-ii-de-emmanuelle-pagano/ https://www.librairie-ptyx.be/saufs-riverains-trilogie-des-rives-ii-de-emmanuelle-pagano/#respond Tue, 24 Jan 2017 08:41:35 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6532

Lire la suite]]> Quand on écrit, les choses s’installent dans leur nom.

Le riverain est cet être qui forme communauté et dont son appartenance seule à celle-ci fonde parfois le rejet de ce qui lui est extérieur, et dont le fameux panneau « sauf riverain » témoigne. Mais le riverain est lui-même, étymologiquement, sémantiquement, sur la rive. Il est au bord d’une eau qui le condamne à rester à ses bords.

Celui qui possède l’espace possède le temps. Celui qui parcourt le temps comprend l’espace.

Composé en huit chapitres s’intéressant chacun à huit dates, de moins un million quatre cent mille ans au neuf novembre deux mille quinze, Sauf riverains baguenaude dans l’histoire du Salagou, ce cours d’eau de l’Hérault retenu depuis 1969 par le barrage du même nom et dans celle de l’Alrance, rivière de l’Aveyron barrée depuis 1951 par la retenue de Villefranche-de-Panat. D’un père originaire d’Octon, non loin du Salagou et d’une mère née à Boussinesq, à un jet de galet de l’Alrance, Emmanuelle Pagano utilise le paysage, le document familial, l’archive historique, le souvenir intime pour nous emmener dans les fils d’une narration sans cesse surprenante.

écrire c’est essayer de comprendre au dos des mots.

Qu’elle s’intéresse – et nous intéresse! – à Paul Vigné, qui fonda La Maison du Soleil, aux luttes des paysans du Larzac, à François de Bedos, un facteur d’orgue et gnomoniste bénédictin mort en 1779, à l’étymologie savoureuse de Palavas-Les-Flots ou à la structure de la ruffe, cette roche sédimentaire rouge emblématique de sa région, elle parvient, aux antipodes de l’égotiste auto-fiction, à rassembler tout ce disparate sous autre chose que sa seule intimité.

Comment un livre peut-il dire tout ce que recouvre un lac?

Comme Ctésibios créa il y a plus de deux millénaires le premier orgue en utilisant l’eau, Emmanuelle Pagano, dans ces récits au fil de l’eau, nous convie, en riverains souhaités et accueillis, à lire ce qui est enfoui sous les eaux. Et nous percevons que, de la rive, la seule possibilité pour ce faire réside dans la littérature.

Petite, je ne penserai pas à mémoriser, à écrire : je n’aurai pas si précisément observé toutes ces bêtes et toutes ces plantes à la loupe du langage. J’aurai juste joué dans leurs traces, leurs pollens, leurs cris, leurs odeurs. J’aurai juste vécu. J’aurai vu, senti, touché, goûté, ressenti, avant que l’écriture ne m’enlève toutes ces sensations à son profit. Et je me demanderai quand ça aura commencé, l’écriture, le retrait du monde, cette certitude d’être toujours à côté.

Emmanuelle Pagano, Saufs riverains, Trilogie des rives, II, 2017, P.O.L.

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Prix ptyx 2016. https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2016/ https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2016/#respond Tue, 20 Dec 2016 08:59:09 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6471

Lire la suite]]> Parce que le prix, c’est ridicule, mais que le ridicule ne tue décidément pas (preuve en est, les jurés du dernier prix Rossel sont tous plus ou moins en vie à l’heure où nous écrivons ces quelques lignes),

Parce que le prix, c’est bien connu, est avant tout un moyen qu’utilise le juré pour se hausser sur le livre devenu piédestal, et que donc en choisir un bien épais nous rapproche un peu plus encore des cimes,

Parce que le prix ne sert jamais aussi bien à étouffer le prix sous l’abondance du prix que quand il est décerné à un livre éhontément long,

Parce qu’il n’est pas une fatalité que le prix soit aussi digne d’intérêt qu’un édito de Béatrice Delvaux et qu’il suffit de se défaire, dans son procédé d’attribution, de ces quelques menues habitudes : la démocratie, la convivialité, le souci d’un public,

Nous (le nous est ici purement rhétorique) avons décidé, au premier tour de scrutin d’une procédure qui en compte un, à l’unanimité des voix du seul membre dûment autorisé, en totale conformité de statuts qui restent à définir, ou pas, d’attribuer ce prix aussi utile que prestigieux à Chroniques des sentiments de Alexander Kluge.

Voici ce que nous en disions :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’y a rien de neuf mis à part les mutations.

Pourquoi lit-on? A quelque personne qu’on la pose, la réponse différera sans doute. Mais quelle qu’elle soit, elle fera apparaître forcément une parenté entre le pourquoi et le quoi. Autrement dit, chez tout lecteur, ce qu’il lit a toujours à voir avec les causes de sa lecture. Je veux me « divertir », je lis du Musso ; je m’intéresse à la façon dont le langage nous façonne, je lirai de la poésie ; je cherche à comprendre nos origines, je lirai « Trous noirs » de Susskind… Au delà des raisons ponctuelles (l’ « actualité », une recherche temporaire, un état mental passager) qui nous entraînent à ouvrir tel ou tel livre, les raisons profondes qui président à leur lecture paraissent y sommeiller. Les causes du geste étant comme contenues dans ce que la main saisit.

On réfléchit à quelque chose parce qu’on sait que d’autres y pensent, quelque chose réfléchit en nous.

Qu’est que cette Chronique de sentiments? Conglomérat de textes courts rassemblés en sous-ensembles (Description de bataille, Affirmation ensauvagée de soi, etc…), lardés d’images et de notes parfois sans lien évident avec leurs lieux d’apparition dans le livre, son apparence même laisse perplexe. Perplexité que ne lèveront nullement les premiers regards y jetés. Entre fiction et essai, formé de phrase souvent courtes et factuelles, chaque fragment de cette somme parait de prime abord constituer un élément d’un immense coq-à-l’âne. A tel point qu’est questionnée la possibilité de chacune de ses parties de signifier.

Ainsi le poète est-il constitué d’une abondance de duvets sensibles (comme ceux de la crinière de Méduse) ou bien il possède des tentacules, c’est-à-dire que son cerveau latéralise et peut, de son oreille avide d’actions, se figurer le Bien et le Mal pour décrire ce qui n’existe nulle part au monde. en regard de toute forme simple, cet ETRE PLURIEL présente un réel avantage évolutionnaire.

Les pleurs d’un général; une grippe qui bloque les voies cérébrales du Fürher, ce qui décide de l’issue d’une bataille; le rôle qu’eurent à jouer des hémorroïdes dans la déroute des armées allemandes; ce qui pousse une colonne de sapeurs-pompiers en fuite devant l’ennemi à faire demi-tour pour éteindre les incendies d’une ville en pleins combats; ce qui se dissimule sous l’acte dit volontaire; les impératifs génétiques, historiques, sociaux qui président à l’acte moral; l’histoire des morts de la prochaine guerre… Peu à peu, par l’entremêlement même des divers sujets et leurs approches, se dévoile une oeuvre-monde…

Puisant dans l’histoire, la géologie, la technique, la philosophie, la musique, la littérature, etc… et dans une imagination que rien ne vient limiter, Alexander Kluge nous plonge dans le gouffre de nos contradictions, de nos doutes, de nos beautés. Parfois se limitant à exposer un document, d’autres fois les creusant jusqu’à en épuiser tout le suc, se jouant du sens et des moyens classiques d’y aborder, il brouille les pistes et, les brouillant, en rend d’autres possibles, par leur brouillage même.

Alors que beaucoup d’œuvres éclairent des aspects du réel, prétendent l’expliquer, lui apporter un sens, l’oeuvre de Kluge lui crée un nouvel accès. En complexifiant le réel – Ah, ces beaux esprits qui nous présentent l’art comme ce qui « simplifie » le monde -, l’auteur lui offre des possibilités d’advenir autrement.

Pour revenir à notre question de départ : face à Chronique des sentiments, il n’y a pas de pourquoi qui tienne. Les raisons de sa lecture ne lui préexistent pas. Cette oeuvre est tellement autre qu’elle échappe à tout désir préalable d’elle. Et c’est en cela aussi – en sus de son époustouflante beauté – qu’on reconnait qu’elle est indispensable.

Jamais mes aïeux de la région sud du Harz n’auraient osé imaginer avec quels gènes étrangers les leurs cohabitent aujourd’hui chez leurs descendants, de même que nous, gens du présent, ne saurions dire (ni aucunement influencer) la manière dont les heureux événements (ou les malheureux) se répartiront dans l’avenir parmi nos enfants.

La 6 ème armée n’a jamais été une machine, l’instrument que les états-majors croyaient conduire. C’est bien plutôt de la force de travail, des espoirs, de la confiance, la volonté incontournable de demeurer proche des réalités – mélangée aux défauts de huit cents ans d’histoire antérieure – et, avant tout, l’obstination à demeurer en société qui conduisent ces 300.000 hommes à faire mouvement vers les steppes de la Russie du Sud, dans une contrée du monde, sur les rives d’un fleuve, où aucun d’entre eux n’avaient quoi que ce soit à y faire. C’est là l’édification organisationnelle d’un malheur.

Il est en nous QUELQUE CHOSE qui veut jouer.

Mes grand-parents étaient de simples paysans. Si l’on remonte à la naissance du Christ, cela fait 64 billions d’ancêtres. Chacun de ces ancêtres est le parent d’un arboricole, dont descendent tous les ancêtres et dont les sentiments tels que s’endormir, avoir bon goût, mordre, oh là là, et ainsi de suite, voient à leur tour leurs ASCENDANCES RESPECTIVES remonter à un seul couple de sentiments : chaud/froid.

Votre deuil, ce pourrait être de devoir dire adieu au dernier lien que nous aurions pu avoir avec un état de l’humanité qui date de douze mille ans. Peut-être y a-til chez ces premiers habitants des légendes qui remontent à dix-huit mille ans, si bien que nous, les gens d’aujourd’hui, nous comprenons quelque chose en nous, qui ne trouve en nous plus aucun langage.

Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base, 2016, P.O.L., Edition dirigée par Vincent Pauval, trad. Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann, Vincent Pauval.

Les bruits ci-dessus ont été enregistrés lors d’une matinale ensoleillée sur Radio Campus par le Maître des lieux, l’irremplaçable Alain Cabaux.

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« La mer c’est rien du tout » de Joël Baqué. https://www.librairie-ptyx.be/la-mer-cest-rien-du-tout-de-joel-baque/ https://www.librairie-ptyx.be/la-mer-cest-rien-du-tout-de-joel-baque/#comments Tue, 06 Dec 2016 08:32:07 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6394

Lire la suite]]> La mer c'est rien du toutLa mer devait avoir des avantages puisque tout le monde allait s’y baigner, sauf nous. Mon père disait : « La mer c’est rien du tout, mais l’océan, ça oui c’est quelque chose! La mer c’est qu’un attrape-touristes! ».

Quelle chose étrange que la tentative de faire de cette somme de riens qu’on appelle sa vie le matériau d’un livre. Combien, souvent, y transparaît le vide de l’existence que ce livre paraissait devoir combler. A trop devoir servir les intentions de qui l’écrit, le livre, naviguant entre pathos psychanalytique et désir d’exister à tout prix, s’englue alors dans dans les poncifs d’une sentimentalité lourdingue avant de sombrer dans les abysses de la littérature complaisante. Trop souvent s’y contemple le coupable oubli d’une évidence : transformer ce qui vous arrive en littérature n’a finalement que très peu à faire avec ce qui vous arrive.

Une cousine avait rapporté de Lourdes une vierge Marie dont le plastique transparent permettait de voir le niveau d’eau bénite. La tête servait de bouchon. Un jour de grand soleil, je l’avais ramollie avec une loup et remise à sa place sur la table de chevet. J’espérais que ma mère crierait au miracle (mais c’est mon père qui a crié)

Une autre possibilité surnaturelle eût été d’y introduire un des comprimés de ma mère. Ce miracle de la vierge effervescente, je l’ai conçu puis oublié jusqu’à maintenant où c’est trop tard, j’ai passé l’âge de faire des miracles.

En courtes « capsules » – comment les nommer? – Joël Baqué nous emmène à travers son enfance. Entre un père odieux, une mère dépressive, une sœur canon, un frère pédé, on le voit se construire peu à peu, par le sport, par le métier, par la littérature. Entre auto-dérision et éclats de rires, on quitte subrepticement l’auto-évocation, le simple déroulement de souvenirs épars de l’auteur en construction, pour embrasser le récit touchant d’un drame. Et au fil d’impressions quasi pointillistes, Joël Baqué parvient à construire une narration dont les outils se forgent finalement sous les yeux du lecteur.

On n’employait jamais de mots pour le seul plaisir de les dire.

De cette famille où le père, tellement insupportable qu’il en devient – presque, faut pas déconner – attachant, manie un discours charriant une brouette de préjugés à chaque phrase, où chaque mot – comme tout le reste – n’est là que pour « être utile », de ce lieu social où « il faut faire attention », où tout « coûte bonbon », où « on ne veut pas d’histoires », où « on est un peu juste », de cet univers, l’auteur va s’extirper par le langage. Ce qui se lit dans La mer c’est rien du tout, c’est la magie en acte de la littérature. Alors que le milieu dans lequel il grandit se défie à ce point des mots qu’il les scelle dans la chape de plomb d’un conformisme sans concession, l’auteur s’y forge une conscience de la puissance de ceux-ci, pour in fine, rendre grâce à ce qui y germe de plus beau.

Ma sœur c’était sa beauté à elle, mon frère son bégaiement à lui. Ces lignes, c’est votre lecture à vous (c’est notre partage à nous).

Joël Baqué, La mer c’est rien du tout, 2016, P.O.L.

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« Grand Cirque Déglingue » de Marco Lodoli. https://www.librairie-ptyx.be/grand-cirque-deglingue-de-marco-lodoli/ https://www.librairie-ptyx.be/grand-cirque-deglingue-de-marco-lodoli/#respond Fri, 29 Apr 2016 07:40:13 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5962

Lire la suite]]> Grand cirque déglingueProbablement qu’il est d’ores et déjà trop tard pour aimer les gens.

Rocco est concierge dans une école de Rome, où Mario est élève et Ruggero professeur. D’univers différents, mais d’âge identique, ils partagent une même fascination pour les idéaux anarchistes. Désirant les vivre et non plus seulement y aspirer, ils tentent de trouver les moyens les plus adéquats pour marquer leurs engagements. D’abord en volant des enfants-Jésus dans des crèches la veille de Noël. Puis en créant le « Grand Cirque Déglingue ». Puis…

Nous ne sommes pas des voleurs, des dévaliseurs de crèches, nous ne sommes pas des voyous : nous voulons seulement libérer Jésus de la croix qui l’attend, et tout de suite.

Contées à tour de rôle par chacun des trois amis, leurs aventures nous amènent, par des détours tragi-comiques, au travers de multiples rencontres d’autant de « bras-cassés » et d’anti-héros magnifiques, dans les rets d’une tension sans cesse plus obsédante. Dont émerge peu à peu une figure, celle de Sara.

nous sommes à l’extérieur ou à l’intérieur de ce chaos crépitant d’illusions?

Leurs rêves comme plaqués au sol par un réel trop lourd pour eux, Rocco, Mario ou Ruggero tentent, plutôt que d’y échapper, de construire des stratégies pour peser autrement sur ce réel. Mais toujours, tel un élastique se tendant pour les ramener d’où ils proviennent, leurs tentatives échouent. Et, entre cet idéal fantasmé et ce réel ingrat, la figure de Sara, virginale, aimée jusqu’au désespoir, symbolise à la fois le contrepoint et l’objet de leurs désirs, l’absolu inatteignable et l’échec. Ce vers quoi on a besoin d’aller sous peine de ne pouvoir continuer à exister et ce qu’on ne peut toucher sous peine de le détruire.

ils rêvent de mondes nouveaux mais ne sont pas fichus de dire adieu à l’ancien.

Cet entre-deux dans lequel nous sommes tous, cette impossibilité d’en sortir sans détruire l’ailleurs vers lequel on tend, Marco Lodoli parvient à le dire comme personne. Parvenant à bâtir autour d’une absente un récit qui, tenant en haleine jusqu’au bout, la fait advenir en en expliquant l’absence, il nous offre une superbe vue sur ces losers sublimes, perclus de doutes et de désirs. Il nous rappelle la nécessité de la pureté. Mais aussi sa non moins nécessaire inaccessibilité. Ce livre est une action de grâce…

Et nos idées ne sont-elles pas dérisoires, quand l’amour pour le monde suffit pour le comprendre.

Marco Lodoli, Grand Cirque Déglingue, 2016, P.O.L., trad. Louise Boudonnat.

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« Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base. » de Alexander Kluge. https://www.librairie-ptyx.be/chronique-des-sentiments-livre-i-histoires-de-base-de-alexander-kluge/ https://www.librairie-ptyx.be/chronique-des-sentiments-livre-i-histoires-de-base-de-alexander-kluge/#respond Tue, 19 Apr 2016 09:12:03 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5986

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Il n’y a rien de neuf mis à part les mutations.

Pourquoi lit-on? A quelque personne qu’on la pose, la réponse différera sans doute. Mais quelle qu’elle soit, elle fera apparaître forcément une parenté entre le pourquoi et le quoi. Autrement dit, chez tout lecteur, ce qu’il lit a toujours à voir avec les causes de sa lecture. Je veux me « divertir », je lis du Musso ; je m’intéresse à la façon dont le langage nous façonne, je lirai de la poésie ; je cherche à comprendre nos origines, je lirai « Trous noirs » de Susskind… Au delà des raisons ponctuelles (l’ « actualité », une recherche temporaire, un état mental passager) qui nous entraînent à ouvrir tel ou tel livre, les raisons profondes qui président à leur lecture paraissent y sommeiller. Les causes du geste étant comme contenues dans ce que la main saisit.

On réfléchit à quelque chose parce qu’on sait que d’autres y pensent, quelque chose réfléchit en nous.

Qu’est que cette Chronique de sentiments? Conglomérat de textes courts rassemblés en sous-ensembles (Description de bataille, Affirmation ensauvagée de soi, etc…), lardés d’images et de notes parfois sans lien évident avec leurs lieux d’apparition dans le livre, son apparence même laisse perplexe. Perplexité que ne lèveront nullement les premiers regards y jetés. Entre fiction et essai, formé de phrase souvent courtes et factuelles, chaque fragment de cette somme parait de prime abord constituer un élément d’un immense coq-à-l’âne. A tel point qu’est questionnée la possibilité de chacune de ses parties de signifier.

Ainsi le poète est-il constitué d’une abondance de duvets sensibles (comme ceux de la crinière de Méduse) ou bien il possède des tentacules, c’est-à-dire que son cerveau latéralise et peut, de son oreille avide d’actions, se figurer le Bien et le Mal pour décrire ce qui n’existe nulle part au monde. en regard de toute forme simple, cet ETRE PLURIEL présente un réel avantage évolutionnaire.

Les pleurs d’un général; une grippe qui bloque les voies cérébrales du Fürher, ce qui décide de l’issue d’une bataille; le rôle qu’eurent à jouer des hémorroïdes dans la déroute des armées allemandes; ce qui pousse une colonne de sapeurs-pompiers en fuite devant l’ennemi à faire demi-tour pour éteindre les incendies d’une ville en pleins combats; ce qui se dissimule sous l’acte dit volontaire; les impératifs génétiques, historiques, sociaux qui président à l’acte moral; l’histoire des morts de la prochaine guerre… Peu à peu, par l’entremêlement même des divers sujets et leurs approches, se dévoile une oeuvre-monde…

Puisant dans l’histoire, la géologie, la technique, la philosophie, la musique, la littérature, etc… et dans une imagination que rien ne vient limiter, Alexander Kluge nous plonge dans le gouffre de nos contradictions, de nos doutes, de nos beautés. Parfois se limitant à exposer un document, d’autres fois les creusant jusqu’à en épuiser tout le suc, se jouant du sens et des moyens classiques d’y aborder, il brouille les pistes et, les brouillant, en rend d’autres possibles, par leur brouillage même.

Alors que beaucoup d’œuvres éclairent des aspects du réel, prétendent l’expliquer, lui apporter un sens, l’oeuvre de Kluge lui crée un nouvel accès. En complexifiant le réel – Ah, ces beaux esprits qui nous présentent l’art comme ce qui « simplifie » le monde -, l’auteur lui offre des possibilités d’advenir autrement.

Pour revenir à notre question de départ : face à Chronique des sentiments, il n’y a pas de pourquoi qui tienne. Les raisons de sa lecture ne lui préexistent pas. Cette oeuvre est tellement autre qu’elle échappe à tout désir préalable d’elle. Et c’est en cela aussi – en sus de son époustouflante beauté – qu’on reconnait qu’elle est indispensable.

Jamais mes aïeux de la région sud du Harz n’auraient osé imaginer avec quels gènes étrangers les leurs cohabitent aujourd’hui chez leurs descendants, de même que nous, gens du présent, ne saurions dire (ni aucunement influencer) la manière dont les heureux événements (ou les malheureux) se répartiront dans l’avenir parmi nos enfants.

La 6 ème armée n’a jamais été une machine, l’instrument que les états-majors croyaient conduire. C’est bien plutôt de la force de travail, des espoirs, de la confiance, la volonté incontournable de demeurer proche des réalités – mélangée aux défauts de huit cents ans d’histoire antérieure – et, avant tout, l’obstination à demeurer en société qui conduisent ces 300.000 hommes à faire mouvement vers les steppes de la Russie du Sud, dans une contrée du monde, sur les rives d’un fleuve, où aucun d’entre eux n’avaient quoi que ce soit à y faire. C’est là l’édification organisationnelle d’un malheur.

Il est en nous QUELQUE CHOSE qui veut jouer.

Mes grand-parents étaient de simples paysans. Si l’on remonte à la naissance du Christ, cela fait 64 billions d’ancêtres. Chacun de ces ancêtres est le parent d’un arboricole, dont descendent tous les ancêtres et dont les sentiments tels que s’endormir, avoir bon goût, mordre, oh là là, et ainsi de suite, voient à leur tour leurs ASCENDANCES RESPECTIVES remonter à un seul couple de sentiments : chaud/froid.

Votre deuil, ce pourrait être de devoir dire adieu au dernier lien que nous aurions pu avoir avec un état de l’humanité qui date de douze mille ans. Peut-être y a-til chez ces premiers habitants des légendes qui remontent à dix-huit mille ans, si bien que nous, les gens d’aujourd’hui, nous comprenons quelque chose en nous, qui ne trouve en nous plus aucun langage.

Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base, 2016, P.O.L., Edition dirigée par Vincent Pauval, trad. Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann, Vincent Pauval.

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« Il est mort? » de Marc Cholodenko. https://www.librairie-ptyx.be/il-est-mort-de-marc-cholodenko/ https://www.librairie-ptyx.be/il-est-mort-de-marc-cholodenko/#respond Thu, 10 Mar 2016 08:48:28 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5867

Lire la suite]]> il-est-mort-de-marc-cholodenkosavoir, de ce qui est, ce qui passe à portée plutôt que de creuser à ses pieds à la recherche de ce qu’on invente qui y serait.

Un homme est aperçu gisant dans le caniveau par un autre. Ce dernier se pose la question inscrite sur la couverture : « il est mort? ». Question qui trouve sa réponse « il est mort. » inscrite à même le quatrième de couverture. Entre les deux, des phrases juste séparées par ces bons vieux point-virgule, ponctuées ad minima, des phrases amples, longues, dans le coq-à-l’âne desquelles on devine ce qui peut se loger dans ce court interstice séparant dans une pensée le fait d’être encore un peu de celui de n’être plus.

avec les convulsions gratuites et des braillements vains le corps s’ébat toute honte bue dans la liberté panique d’être soi accordée par la vacance de la raison avant de se dégager de sous la coque et de cet élément contigu à l’humain pour retrouver l’efficacité de la réflexion et la dignité de l’entendement abandonné à la surface.

Celui dont on se pose la question ici n’est donc pas mort encore. Mais il est au seuil de basculer. Que se passe-t’il en ce moment précis où la raison vacille? Qu’advient-il de la pensée – et de la langue qui en rend compte – juste avant de n’être plus? Que met en jeu, que dévoile cet instant où la conscience verse dans son contraire? Non pas théologique, ni mystique, la question est ici comme prise au pied de la lettre. Et l’allusion – en voile pas si pudique – à l’autre mort, la petite, nous rappelle bien qu’avant d’être marquée de sceaux transcendantaux, elle épouse les réalités les plus palpables. Verser dans la déraison, dans la perte de sa conscience, n’est pas qu’un aléa, une fatalité dont l’advenue serait toujours à empêcher. Une main glissant et glissant encore sur un membre ne tente en effet pas autre chose.

La pensée fait! Et peut se défaire elle-même! Elle peut ainsi, par la seule force complexe et prodigue de l’imagination, faire advenir d’une simple poupée une salope. Et cela, un court mais délicieux instant, et dans le seul objectif de ne plus être. Et ce que peut la pensée, la langue le peut aussi. Par contournement, allusive esquisse, art d’artifice, travestissement, transposition et transmutation, elle décide de ce qu’elle arrache à la seule puissance d’être pour l’actualiser. De la même manière que le poisson quantique est arraché à l’onde et à l’indétermination de son essence par la grâce du pécheur, ou qu’une pensée lubrique transforme – et le transforme vraiment puisque parvenant à s’annihiler un bref moment – du plastique en chair pulpeuse, le génie vrai d’un auteur n’est ni de décrire, ni de dire, mais bien de faire advenir. Et du génie, ce court chef-d’oeuvre en est un parangon!

bien plus agissante et libre [la langue] est-elle quand elle demeure derrière la barrière des dents au service de l’art parolier qui anime et présente ce qui est sans vie ni présence, faisant fuser et frémir dans l’air telles pennes de flèches, les vocables sinon immortels du moins sempiternels d’être toujours réanimables à volonté.

Marc Cholodenko, Il est mort?, 2016, P.O.L.

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