Lobo Antunes, Antonio – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau » de Antonio Lobo Antunes https://www.librairie-ptyx.be/jusqua-ce-que-les-pierres-deviennent-plus-douces-que-leau-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/jusqua-ce-que-les-pierres-deviennent-plus-douces-que-leau-de-antonio-lobo-antunes/#respond Tue, 05 Feb 2019 07:15:56 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8043

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et sur la route en bas personne, je n’ai pas ramené mon fils d’Afrique à cause de sa mère ou de son père, je l’ai ramené je pense parce que je me sentais seul, parce que, quelle idiotie de parler

À la veille d’une fête traditionnelle de la montagne portugaise pendant laquelle est mis à mort un cochon, les souvenirs et les douleurs qu’elle charrie assaillent une famille. La mère est gravement malade et n’en a plus pour bien longtemps. Le père lutte encore contre les traumatismes de son engagement lors de la guerre d’Angola. La fille paraît plus mutique que jamais. Le fils, l’adopté, le « nègre » ramené de « là-bas » par son père, ressasse l’histoire de son adoption et des abominations dont elle a découlé. Peu à peu, on en vient à penser que le cochon ne sera pas seul à être saigné…

et mon père sans les mots vu qu’occupé à couper des mains, couper des oreilles, me laissant seul alors qu’il y a des moments où tout un chacun a besoin de compagnie même celle d’un nègre quelconque, de quelqu’un dont le sort nous importe et qu’on essaie d’aimer, il pouvait prendre soin de lui à travers moi,

La tragédie, définie comme genre, nous a légué nombre de personnages et de situations qui, par-delà les éléments conscients de reconnaissance culturelle qu’ils offrent, continuent à irriguer en profondeur nos subconscients. On n’a plus besoin de connaître Phèdre pour connaître sa douleur ou sa détermination. Les figures tragiques paraissent immuables, l’émotion qui les accompagne paraissant garantie par leur éternité même. Le tragique paraît l’être d’autant plus qu’il est figuré par quelque chose de figé. Et rares sont ceux qui, s’y frottant dans le désir de les renouveler, ne s’y sont pas brûlé.

Antonio Lobo Antunes fait partie de ces quelques auteurs qui parviennent à éveiller dans le lecteur d’une tragédie le sentiment que ce qu’il lit parait tout à la fois définir la tragédie et y échapper. Non pas que quelque chose ferait verser le roman du tragique vers son contraire, le comique, ou d’autres formes dûment instituées, mais que d’autres façons tragiques s’y développent. La figure du fils « nègre » n’est pas que celle du fils livré au destin implacable de sa couleur de peau ou des circonstances de son adoption. Celle du père n’est pas que celle de la rédemption impossible. L’auteur portugais joue de la figure tragique et l’approfondit en sondant son objet même. Mais, aussi, par une mise en forme dont il confie les rênes au lecteur, il la fait sortir de son cadre institutionnel. Et ainsi la forme tragique, redéfinie, semble-t-elle à même de coller mieux que jamais à notre réalité la plus triviale.

peut-être serai-je capable de mettre le feu à ma famille et à la maison au village en aspergeant d’essence la penderie, le coffre, les draps, les meubles, tous ces rebuts inutiles qui traînent là et moi aussi tant que j’y suis, dès que vous aurez fini la dernière ligne de ce livre grattez donc une allumette afin qu’il ne reste plus rien de nous, de ce qui a été écrit ici et oubliez-nous,

Antonio Lobo Antunes, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, 2019, Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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« Que ferai-je quand tout brûle? » de Antonio Lobo Antunes. https://www.librairie-ptyx.be/que-ferai-je-quand-tout-brule-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/que-ferai-je-quand-tout-brule-de-antonio-lobo-antunes/#respond Tue, 19 Jun 2018 07:45:42 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7678

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Maintenant que mon père est mort j’aimerais savoir ce qu’il était, mais je ne sais pas. Je ne sais pas. J’ai beau tourner et retourner le problème, la réponse est je ne sais pas. Tout me paraît si compliqué, si bizarre : un clown qui était en même temps un homme et une femme ou tantôt un homme tantôt une femme ou parfois une sorte d’homme parfois une sorte de femme

Le père, Carlos, clown de cabaret, travesti à la poitrine gonflée qui ne sait comment être père ou époux et qui collectionne les amants. Judite, la mère, obsédée par les mimosas, alcoolique qui noie sa peine et ses désillusions dans les bras de qui lui paie à boire. Rui, le jeune amant. Helena, la tante naïve et aimante. Couceiro, l’oncle érudit et tendre. Et Paulo, le fils, drogué, qui tente de reconstruire, au travers d’une conscience chahutée, les souvenirs et les sentiments de sa vie de tragédie.

ce que je veux vous dire madame Aurorinha c’est que même si vous êtes vieille, même si vous êtes malade, même si vous ne pouvez plus bouger laissez-moi m’asseoir un moment contre ce mur éboulé, m’asseoir un moment par terre, allumer le briquet, trouver l’aiguille, aidez-moi à serrer le garrot autour de mon bras, à presser le piston et ensuite, si ça ne vous ennuie pas, restez un moment près de moi jusqu’à ce que je

pardon

m’endorme

Le fragment de Lobo Antunes n’est jamais un pis-aller. Il n’est jamais la réponse ou l’excuse prétendument romantique à la faillite d’un système. Le roman d’Antunes est fragmenté comme le sont nos consciences, nos vies. Il ne fragmente rien. Il n’éclate rien qui ne soit déjà éclaté. L’éclat n’y est ni une sophistication esthétique, ni une défaite transformée en concept. Il est, au sens plein du terme, réaliste. Et c’est quand il conte, comme ici, une identité écartelée jusqu’au dans son genre qu’il se révèle avec le plus de force et de justesse.

Antonio Lobo Antunes, Que ferai-je quand tout brûle?, 2003, Christian Bourgois, trad. Carlos Batista.

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« Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre » de Antonio Lobo Antunes. https://www.librairie-ptyx.be/pour-celle-qui-est-assise-dans-le-noir-a-mattendre-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/pour-celle-qui-est-assise-dans-le-noir-a-mattendre-de-antonio-lobo-antunes/#respond Thu, 04 May 2017 07:35:19 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6783

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Une ancienne actrice, atteinte d’une maladie dégénérative, se souvient. Entre les soins prodigués par la « femme d’un certain âge », les visites du « neveu du mari » désigné tuteur, les souvenirs d’un père, la sensation d’un chat se glissant contre la jambe, le son d’un crucifix battant contre un mur, les impressions fugaces et celles rémanentes, entre passé et futur, entre vie et morts, Antonio Lobo Antunes nous immerge comme jamais dans la psyché d’une fin de vie. Et, par l’entremise tragi-comique et bouleversante de ce flux de conscience nous convie à nous interroger, entre autres, sur notre faculté à fabriquer de la mélancolie ou à déceler et reconnaître ce « peu qui reste quand tout le reste s’en va ».

Alors, certes, on pourrait gloser et gloser encore – et peut-être pas inutilement – sur l’esthétique de ce gigantesque écrivain contemporain. Mais, à trop s’y essayer, on craindrait d’écarter de sa lecture d’aucuns à qui répugne l’exercice exégétique. On s’arrêtera dès lors à cette invite amicale et confiante : Lisez Antunes!

je suis seule notez bien, je suis seule, restent le lévrier qui ne lèvera pas le petit doigt pour moi, le moteur du chat qui de temps en temps me console mais un lévrier et un chat ont beau avoir envie et par moments j’ai l’impression qu’ils ont envie ne peuvent pas grand’chose pas vrai, le neveu de mon mari en a ras-le-bol et je le comprends, je suis une femme seule en train de perdre les pédales, la mer à Faro rien qu’un souvenir quand je jetais des pierres dans les vagues, très loin, jusqu’à ce que personne d’autre que moi puisse les voir, la mer à Faro, les bateaux, les lanternes la nuit, la voix de mon père dans l’obscurité

-C’est pas beau ça ma grande?

si, c’était beau papa, c’était beau, je regrette juste qu’il reste si peu de temps avant la fin, que je m’éloigne petit à petit de moi-même au point de me perdre, vide, creuse, assise dans un coin sans avoir envie de rien, sans me souvenir de rien, n’attendant même pas, me contentant de durer, le médecin en parlant de moi à la personne qui l’accompagnait

-On va voir on va voir

avec une espèce de grimace que j’ai bien remarquée mais ce n’est pas grave, ma mère me serre dans ses bras et mon père est fier que je lance des pierres avec autant de force malgré le cœur qui ceci qui cela enfin bref, je suis sa jolie, dites-moi juste encore une fois ma jolie

-Ma jolie

et même dans très longtemps je serai encore et toujours sa jolie et à présent tous les deux de retour vers la maison main dans la main sans avoir besoin de nous donner la main, l’un à côté de l’autre ça suffit, rentrant manger sous la suspension chromée, en silence vu qu’entre nous les mots ne sont pas nécessaires, en entendant le vent dans les caroubiers dehors nous faire ses adieux.

Antonio Lobo Antunes, Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre, 2017, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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« De la nature des dieux » de Antonio Lobo Antunes. https://www.librairie-ptyx.be/de-la-nature-des-dieux-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/de-la-nature-des-dieux-de-antonio-lobo-antunes/#comments Thu, 17 Mar 2016 14:17:07 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5916

Lire la suite]]> Antonio Lobo Antunes

-Mon père

sans continuer sa phrase, caressant plus rapidement le petit chien, et moi de me demander mais pourquoi est-ce qu’elle me raconte sa vie bon Dieu de bois, pourquoi elle ne reçoit la visite de personne même pas de ses enfants, pourquoi parle-t-elle à une caissière de librairie sans la moindre importance, qui vit seule, avec son fils encore petit, dans un fatras d’immeubles, avec des étendoirs bon marché et les ampoules de l’entrée cassées, au milieu d’une pente envahie d’agaves, d’arbres sans nom et d’arbustes arrivés là par hasard, une caissière de librairie, se brisant les reins avec des cartons de dictionnaires, d’encyclopédies, de romans, que Madame ne se donnait pas la peine d’ouvrir, que le domestique en veste blanche ne se donnait pas la peine de ranger et qui s’entassaient dans les coins, quelle opinion peut-elle avoir de moi à moins qu’elle veuille seulement qu’une inconnue l’écoute, n’importe quelle inconnue sans commentaires ni question, assise à la regarder,

Dans un imposant palais de Cascais, Madame accueille Fatima, la narratrice, une caissière de librairie venue lui livrer des caisses de livres. Jour après jour, elle lui confie son histoire, sa relation avec son mari, sa solitude, et surtout lui dévoile à chaque fois un peu plus du personnage tutélaire et terrifiant qu’était son père. Aux alentours de la librairie rode un sans-abri. Ainsi débute ce roman d’Antonio Lobo Antunes. Mais très vite, à la voix de cette première narratrice, viennent s’en greffer d’autres ; un domestique, l’adjoint du père, le père lui-même, Madame, etc… chacune venant enrichir de son ressenti la façon dont les choses sont organisées par le lecteur. Celui-ci est une berge et chaque narrateur une nouvelle couche de limon.

on transporte une foule avec soi

Peu à peu, « impression » après « impression », maille après maille, se tisse alors un récit d’où émergent l’image de ce père, bien plus complexe qu’au premier regard jeté sur lui, du Portugal du vingtième siècle et d’une nature humaine qui n’est bien entendu pas sans rappeler celle des dieux – laquelle émane de laquelle?. Donnant une voix à la foule que chacun transporte en soi, Antonio Lobo Antunes parvient, dans cette succession polyphonique, à déposer dans le lecteur même les clés de leur écoute. Et celui-ci de devenir le réceptacle d’une histoire non de terreur, ni de solitude, mais d’amour.

s’il y a bien une chose dont vous pouvez être sûrs c’est que ceci est un roman d’amour 

On entend très souvent dire que Antonio Lobo Antunes serait un écrivain « complexe ». Sous-entendu, qu’il serait « compliqué à lire »… Les moyens du génial portugais sont certes complexes car destinés à rendre compte de la complexité du monde. Ses moyens sont « sophistiqués ». Mais, destinés à complexifier le monde, ils n’ont ni pour but conscient, ni pour conséquence involontaire, d’en restreindre l’accès au « lecteur lambda » – le lecteur lambda, ce mystère! – de lui en limiter l’accès. Ce sont ses moyens qui sont complexes, non la mise en oeuvre de ceux intellectuels du lecteur pour y atteindre. Au contraire même, en développant mieux des outils remarquables pour attester de la complexité du réel, Antonio Lobo Antunes permet au lecteur de l’aborder plus facilement que jamais. Répétons le : il suffit de « lire » Antunes – « lire » dans son acception la plus mécaniste – pour le comprendre!

à force d’utiliser les mots on en modifie le sens et je suis juste en train d’essayer de leur redonner leur sens d’avant la modification.

S’il accepte alors le voyage, voguant d’une strate l’autre, le lecteur saisira par delà les « recettes » d’une écriture, par delà sa mise en forme caractéristique et ses obsessions, et en goûtant les particularités – entre autres formelles, car la forme du portugais ne se limite pas à la répétition d’un procédé – de chaque roman, l’une des entreprises de dire le réel les plus complètes, les plus évidentes (puisqu’on vous le dit!) et les plus radicales qui ait jamais été.

le sans-abri sur qui je bute depuis le début de ce livre, à Cascais, à Lisbonne, à l’hôtel, au bureau, débarqué de je ne sais où et se dirigeant allez savoir vers quoi, que fait-il dans mes pages, toujours à prendre des trains qui ne partent pas autrement dit ceux qui voyagent le plus, et malgré tout s’en retournant sur le seuil de la librairie retrouver son duvet et sa banane, m’observant moi qui écris et ne fais partie d’aucun chapitre

Antonio Lobo Antunes, De la nature des dieux, 2016, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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« Au bord des fleuves qui vont » de Antonio Lobo Antunes. https://www.librairie-ptyx.be/au-bord-des-fleuves-qui-vont-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/au-bord-des-fleuves-qui-vont-de-antonio-lobo-antunes/#respond Fri, 03 Apr 2015 06:45:03 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4999

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Au bord des fleuves qui vonttu es le M.Antunes du lit numéro onze.

Le personnage principal (mais y en t’il seulement un et qui est-il?) est « invité » à séjourner dans un hôpital lisboète suite à une suspicion de cancer.  Une « bogue » que les médecins vont chercher à identifier et soigner en apaisant les douleurs qu’elle provoque.  Chaque chapitre du roman épousant une journée de l’hospitalisation qui s’étendra du 21 mars 2007 au 4 avril de la même année.

une espèce de rêve tout à la fois désarticulé et précis.

A chaque jour, à chaque douleur nouvelle, à chaque découverte  qu’implique cette crainte de mourir va s’accoler un souvenir, une réminiscence qui, brièvement, va affleurer à la conscience du « malade », avant de disparaitre et de revenir à nouveau légèrement modifié.  Le grand-père, l’agonie d’un père, des huit à vélo autour d’un châtaignier, les souvenirs d’une précédente hospitalisation, une balle de tennis, la recherche de la source d’un fleuve, une jeune femme blonde, un certain Virgilio; sa conscience, parfois modifiée par les souffrances ou les médicaments, se meuble d’un monde qui fait fi du temps et de l’espace.  Une conscience qui semble tout emmêler, mais dont les retours fidèles à certains pans élaborent peu à peu une lisibilité de celle-ci.  Comme si, du flot houleux de sa mémoire venaient toujours émerger les mêmes récifs, chaque fois dévoilant une autre de leurs parties, en fonction des marées, des vents et, de la capacité de l’œil à les percevoir.  Se fixent alors sur la rétine, marée après marée, des images toujours différentes et qui ne trouvent à signifier qu’en se complétant, peu à peu, dans le cerveau de qui regarde.

Il entrait et sortait de son corps dans une vapeur de souvenirs tronqués.

Ce que traduit ici génialement l’auteur (dire de Lobo Antunes qu’il est un génie n’est pas de l’ordre de la dithyrambe mais de l’état de fait), c’est cette impression du seuil de la mort.  Non pas le seuil lui-même, mais bien son impression, la seule pensée que la mort puisse survenir.  Celle-ci (mêlant peur et résignation) unifiant le temps, faisant survenir dans des instants communs les divers évènements d’une vie, faisant coïncider enfance et vieillesse et laissant, enfin, libre cours à l’envahissement de notre existence par d’autres existences.

d’autres mondes existent-ils en nous et s’ils existent qui les habite

Lire Antunes est souvent assimilé à un exercice complexe.  Or, et en cela l’expérience de qui est ici alité est très proche de celle du lecteur, la lecture du génial Portugais ne nécessite que de la confiance.  Comme Antoninho? ou M.Antunes? ou l’occupant du lit numéro onze? se laisse aller presque mécaniquement à ses souvenirs comme aux soins qu’on lui prodigue, le lecteur ne doit que lire, dans l’acception la plus mécaniste du terme.  Il doit juste accepter d’aller d’un écueil l’autre, d’une pointe de sens à une autre pointe de sens, sans s’occuper de « comprendre ».  Car de ce tout nimbé d’incompréhension que forme chaque roman de l’auteur de Lisbonne surgit toujours (et c’est ce « toujours » qui, précisément, fait de Antunes un génial démiurge) un sens renouvelé.

je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas de trains au départ ni que les grappes pourrissent bien dans la vigne, je ne peux pas croire qu’il me faille mourir, j’admets les couches, la sonde, les douleurs, la bogue mais ça n’a pas de sens que je meure et comme ça n’a pas de sens je reste, même si

-Il est décédé

je reste, même si je ne respire plus, même si le sérum fermé et la ligne plate sur l’écran je reste

Antonio Lobo Antunes, Au bord des fleuves qui vont, 2015, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission Temps de Pause sur Musique 3.

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« Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer? » de Antonio Lobo Antunes. https://www.librairie-ptyx.be/quels-sont-ces-chevaux-qui-jettent-leur-ombre-sur-la-mer-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/quels-sont-ces-chevaux-qui-jettent-leur-ombre-sur-la-mer-de-antonio-lobo-antunes/#respond Thu, 03 Apr 2014 07:48:12 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4023

Lire la suite]]> quels sont ces chevauxEt si Antonio Lobo Antunes tapait ça à l’ordinateur il appuierait sur des touches au hasard, peu importe lesquelles, jusqu’en bas de la page, des lettres, des chiffres, des virgules, des traits, des croix, avec l’envie de blottir son visage contre moi à son tour, se boucher les oreilles, ne pas poursuivre le livre et rester les oreilles bouchées sans remarquer la pluie ni mon père s’en retournant au bourg et moi

et il n’y a rien en effet, juste un livre et moi une créature du livre

Un dimanche de Pâques. Il pleut sans discontinuer sur Lisbonne. Une femme se meurt, veillée par ses enfants qui s’entredéchirent. Tour à tour, ils se remémorent les heures fastes de leur histoire, lorsque l’élevage de taureaux de combat faisait la fierté et la prospérité de la famille des Marques. Mais ils sondent aussi les recoins les plus sombres de leurs existences. Francisco, João, Ana, Beatriz et Mercília, la vieille servante : tous font entendre leurs craintes, leurs regrets et leurs rancœurs au fil d’un récit bâti sur le rythme d’une corrida, dans l’attente de l’infaillible coup de grâce dont on sait déjà qu’il adviendra à six heures.

et nous qui sommes-nous sans bouche sans yeux ni substance de chair.

D’un flux de conscience à l’autre, le récit dévoile peu à peu les manques qui tissent leurs existences, jusqu’à la mettre elle-même en doute.  Si Francisco se sait manquer d’une âme, Béatriz d’un mari, ou Ana de drogue, ils se savent aussi écrits et dès lors, peut-être, manquer de plus essentiel encore.

suis-je une créature ou une invention de celui qui écrit

Mais on n’est pas ici dans une forme de réponse devenue classique à la question des rapports entre réalité et fiction.  Où le vertige de la question habilement mise en scène se suffit à lui-même et s’y arrête un peu paresseusement.  La mise en scène de ce rapport, comme celle de l’auteur ou du lecteur, opère ici comme les conventions d’un réalisme à construire.  La vie est possiblement un songe pour tout (c’est-à-dire tout le monde) qui s’en est posé la question.  Et décrire le réel échappe à qui ne tient pas compte du songe, du psychique, et des possibles qui y pèsent.

ça me plairait d’être une invention de celui qui écrit et pas une personne mon Dieu, ne faites pas de moi une personne, donnez moi des sensations de papier, des souffrances de papier, des remords de papier qu’on peut déchirer et mettre en pièces

L’aspiration est ici moins marquante que ne l’est de pouvoir choisir entre être écrit et être une invention.  Qu’il y ait choix suppose que cela diffère.  Et c’est cet interstice qu’investit ici l’écriture d’Antonio Lobo Antunes.  Cet espace où écrire n’est plus faire acte d’invention, de donner corps.  Mais de donner voix à ces corps (qui parle pour moi depuis que ma voix muette).  Et s’y devine aussi (comme dans le titre, qui est réellement une question adressé au lecteur) le rôle d’une littérature véhicule.  Qui transporte aussi inconsciemment les mythes dont elle provient.  D’une littérature psychopompe.  Qui, entre Pégase et Mythra, passe des âmes.

ce livre est ton testament Antonio Lobo Antunes, n’essaie pas d’enjoliver, d’inventer, ton dernier, ce qui restera là à jaunir quand tu n’existeras plus

Antonio Lobo Antunes, Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer?, 2014, Christian Bourgois, trad. Dominique Nédellec.

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« La nébuleuse de l’insomnie » de Antonio Lobo Antunes https://www.librairie-ptyx.be/la-nebuleuse-de-linsomnie-de-antonio-lobo-antunes/ https://www.librairie-ptyx.be/la-nebuleuse-de-linsomnie-de-antonio-lobo-antunes/#respond Tue, 05 Jun 2012 07:11:28 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=688

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C’est l’histoire d’un grand-père et de sa descendance.  C’est l’histoire de l’emprise que peut avoir un homme sur ce qui l’entoure, et des traces qu’il y laisse.  C’est l’histoire d’une famille contée par des voix multiples, celles des fils, des petits-fils dont un simple d’esprit, d’un homme tombant (et non pas tombé) dans un puits, du contremaître, des serviteurs, des mères, des servantes.  Des voix, non des personnages.  Car rien ne peut s’incarner, chez Antonio Lobo Antunes, autre part que dans le lecteur.  Tous les sons, les réminiscences, les actes, les rêves que produisent ses voix ne s’organisent qu’en lui.  La prose est ici un ressac.

(à quel genre de livres appartient celui-ci qui est si difficile à écrire?)

A ceux qui fondent une modernité de la littérature.  Où le lecteur est la rive où vient s’échouer ce ressac.  Et le miracle opère toujours.  Car on comprend.  On accède à la fin à une vision d’ensemble de l’histoire et à son émotion qui vous laisse gorge serrée.  Mais y avoir collaboré permet d’accèder à autre chose que la encore-sacro-sainte histoire.  Où il est question du temps, d’oppression, d’amitié, d’amour…  Et ce ressac sédimente encore longtemps sur sa rive.  Place au Maître. 

fouiller dans ses souvenirs en se disant que si quelqu’un n’a pas de morts il n’a pas de vivants non plus

qu’elles sont longues les nuits quand le corps renonce et les meubles visibles malgré l’obscurité, le contour de chaque objet, la moindre brèche au plafond et tout si loin de nous, ce que nous avons vécu, ce que nous avons été, ce qui nous a fait envie un jour, les gens qui nous parlent à travers une paroi de verre et peu importe ce qu’ils disent car même si on comprend ce n’est pas à nous qu’ils s’adressent, c’est à ce que nous avons cessé d’être, des phrases qui se replient sur elles-mêmes sans nous atteindre

elle, pour qui les objets n’avaient pas de malice, pliant le linge avec une légèreté insensée, elle croyait à la sérénité des nuages et à l’innocence du verger sans se rendre compte de la cruauté des arbres qui étouffent les oiseaux ou les livrent aux chouettes, aux blaireaux

sans parler de l’horloge qui la nuit envahit la maison tout entière en s’indignant contre nous, elle tire le temps par saccade – Qu’est-ce que vous attendez pour avancer avec moi?- comme si quiconque ayant deux doigts de jugeotte pouvait avoir envie d’avancer vers la mort vu que c’est bien là et nulle part ailleurs que nous conduisent les heures

et dans le puits des eaux profondes qui attendent, moi aussi je vous aime bien Hortelinda, je ne vous blâme pas je vous assure, je comprends votre travail, laissez-moi juste une seconde pour faire taire l’horloge en ouvrant la petite porte en verre et en immobilisant le pendule, quel sens ça a de me soucier du temps moi qui du reste n’ai jamais compris ce que c’était

et moi de penser à la quantité de défunts qu’il faut pour faire une vie

et l’homme une non-personne également car seuls le patron et sa famille, y compris le fils aux bégonias, étaient des personnes dans le domaine, pas les paysans ni les bonnes de la cuisine, pas moi puisqu’on ne mourait pas comme des gens, on éclatait comme des chiens un jour, une non-personne aussi celui qu’ils ont enfermé dans une longue caisse que d’autres non-personnes emportaient (…) avec des non-créatures en non-deuil, plusieurs munies de non-cannes à cause d’un non-rhumatisme ou d’une autre non-maladie quelconque chantant un non-chant et engageant des non-conversations au sujet du non-défunt avec des non-souvenirs et du non-chagrin

et moi de me demander ce qu’il peut y avoir de si important dans la vie pour qu’ils s’y accrochent à ce point et détestent mourir et pas seulement les gens, les chiens, les oiseaux, quand un milan emportait un poulet le poulet se débattait aboyait anticipant le désespoir et l’agonie des os perdus, les gens détestant mourir et en même temps redoutant d’offenser Hortelinda en refusant ses giroflées (…) les épiant comme s’ils s’agissaient de leurs propres nerfs défunts avec un reste de chair ou de tissu s’agitant sous la terre à la recherche d’une lumière qui les abandonnait et les laissait dans l’obscurité entre remords et fantômes

Antonio Lobo Antunes, La nébuleuse de l’insomnie, 2012, Christian Bourgois.

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